L’œuvre d’Yevhène Ploujnyk tient une place particulière dans cette période compliquée quand le courant jeune et frais de la renaissance littéraire ukrainienne commence à être endigué par l’inondation trouble du totalitarisme moscovite. Son individualité claire et nette se cristallise comme une pierre précieuse à l’intersection de deux éléments contradictoires. Elle luit d’une lumière intérieure et de la foi de la renaissance qui promet l’ouverture d’un « monde unique et parfait ». Elle sert également du contrepoison au scepticisme sauveteur et à l’ennui triste de cet ermite clairvoyant contre la déchéance de la société et de la morale causée par le nivelage et la « collectivisation » bolchévique de l’être humain, contre le mensonge et le faux. Une grande foi d’un grand sceptique ! Y. Ploujnyk vit sans illusions et prédit lui-même sa fin tragique dans les neiges du Nord russe. Souffrant d’une tuberculose héréditaire et incurable, il prend la décision de tout perdre, tout sauf son credo personnel et son individualité. Dans son œuvre, Y. Ploujnyk fait preuve de l’introspection, c’est-à-dire de la capacité de se voir soi-même dans le décor précis des objets, des faits et d’une période définie. C’est peut-être de là que vient la philosophie de la poésie d’Y. Ploujnyk, son enfermement en lui-même comme dans la dernière forteresse sûre.
Yevhène Ploujnyk est né le 26 décembre 1898, dans le village de Kantemyrivs’ka, dans la région de Voronej (Russie). Il est le dernier enfant d’une famille de paysan assez nombreuse. En 1918, il termine ses études au Gymnasium de la ville de Bobrov. La Révolution Ukrainienne Nationale l’entraîne à Kyïvqu’il quitte bientôt. Plus tard, il travaille comme professeur dans le village de Bahatchka, dans la région de Poltava. En enseignant aux enfants, il s’instruit lui-même. Mais l’autodidaxie ne lui suffit pas. Il revient à Kyïv et il commence à y faire ses études à l’Ecole vétérinaire, qu’il quitte d’ailleurs aussitôt. Puis, il entre à l’Institut d’Art dramatique. Il consacre à la littérature et à l’autodidaxie tout son temps libre. En 1923, Mykola Zèrov l’invite à rejoindre l’Association des écrivains (Aspys) qui réunit à cette époque les représentants de la littérature « non prolétaire kyïvienne ». En 1924, Y. Ploujnyk devient membre du groupe d’écrivains Lanka (« Chainon ») qui en 1926 se transforme en MARS (l’Atelier de la parole révolutionnaire). MARS, comme l’est avant Lanka, est dirigé par Borys Antonenko-Davydovytch, Valeriyan Pidmohylnyi, Hryhoriy Kossynka. MARS est considéré comme la filiale non officielle (kyïvienne) de VAPLITE kharkivien (l’Académie libre de la littérature prolétaire). Les deux organisations littéraires sont détruites et liquidées en même temps par le pouvoir soviétique (en 1928).
Y. Ploujnyk commence à écrire quand il a presque 25 ans. A l’âge de 26 ans, il publie déjà ses œuvres. Son chemin littéraire est amorcé tard. Ses premières poésies en ukrainien (durant la période de ses études au gymnasium, il écrit en russe) sont publiées en 1923 dans la revue « Hlobous » (Globe) à Kyïv sous le pseudonyme Kantemyrianyn (dérivé du nom de son village natal). Au début, Y. Ploujnyk n’ose pas signer ses premières tentatives poétiques de son propre nom. Son premier recueil de poèmes a pour titre « Les Jours » (Kyïv, maison d’édition « Hlobous », 1926, 96 pages) ; le deuxième – « Les Premiers jours de l’automne » (Kyïv, maison d’édition « Massa », 1927) ; le troisième qui est en même temps le dernier – « l’Equilibre » (Augsbourg, 1948, 64 pages). Le recueil « l’Equilibre » est écrit durant la période du génocide exercé par les communistes de Moscou en Ukraine (1928-1935). Grâce à l’épouse de l’écrivain, le manuscrit de « l’Equilibre » est envoyé à l’étranger et publié, 12 ans après la mort du poète. A part les recueils mentionnés ci-dessus, Yevhène Ploujnyk est l’auteur d’un roman psychologique, La Maladie, des pièces de théâtre Le Professeur Soukhorab, Dans la cour de banlieue, du drame en vers Le Complot à Kyïv. Y. Ploujnyk est également le traducteur en ukrainien des œuvres de Nicolas Gogol et d’Anton Tchekhov en ukrainien. En 1926, il édite, en collaboration avec V. Pidmohylnyi, le dictionnaire de la langue ukrainienne d'affaires.
Les débuts poétiques d’Y. Ploujnyk sont impressionnants. Dès ses premiers pas dans la poésie, il y apparaît comme un poète grand, majestueux. Dans « Les Jours » son individualité artistique est déjà discernable, étant renforcée par son laconisme expressif, par sa sincérité poétique inexplicable et par sa logique. Ce n’est pas sans raison que la critique professionnelle le traite du « plus éminent maître de la poésie impressionniste du XXème siècle. Il est certain que certains traits d’impressionnisme, comme, par exemple, le jeu intellectuel sur les nuances des émotions, l’absence des verbes, le pointillisme etc., sont d’emblée visibles dans la poésie de Y . Ploujnyk ; et le style sentencieux aphoristique est présent chez lui tout autant que chez Peter Altenberg – le maître allemand de la miniature prosaïque impressionniste. Pourtant, il y a chez Y. Ploujnyk des traits qui ne sont pas typiques de l’impressionnisme, comme la tendance à une vision des faits audacieuse et claire, un concret souligné de l’image, l’inclination vers une prose ordinaire parlée, l’équilibre des éléments rythmiques et sémantiques. Tous ces moyens-là n’ont pas été empruntés par Y. Ploujnyk comme des systèmes intègres, il les a pris comme des procédés à part pour son propre système original. L’emploi de méthode impressionniste, chez lui, assez souvent, donne une image expressionniste. Le laconisme poétique d’Y. Ploujnyk naît de l’aspiration à trouver le noyau, l’essentiel d’un fait. Pour cela, il tente d’arriver au plus important, d’arracher la pure vérité des haillons des masques et du faux, d’extraire le naturel artistique et de montrer tout le poids réel par rapport à son présent et à son époque.
Son souci d’artiste est de décrire son époque et d’atteindre l’éternité. Il écrit sur « l’unité du monde », sur de la province ukrainienne perdue, sur l’extermination des paysans ukrainiens durant des siècles, sur les paysans « ignorants et nu-pieds » qui aspirent à grandir sur la base moderne de la nation, sur la tragédie de la jeune renaissance ukrainienne et de l’homme, qui s’est réveillé à la vie dans le sac de pierre du totalitarisme moscovite. Poète-philosophe, Ploujnyk dévoile les contradictions entre ce à quoi l’homme aspire et ce qu’il obtient, entre le vrai sens de la vie humaine et sa manifestation extérieure misérable : « le musée des riens » et des crimes. Il a le sens rare de l’espace du temps, conçu comme une nouvelle mesure, dans un sens qui était tellement fin que le poète se trouve obligé de parler de « la douleur de ses minutes ». Les critiques de l’URSS et ceux de l’étranger aiment parler du scepticisme, de l’affaissement, de la fatigue et de l’ennui d’Y. Ploujnyk. Et il est vrai qu’on ne peut pas nier que le poète possède bien ces caractéristiques. Elles sont des traits fondamentaux de sa vie. Seulement cet état n’est pas réductible à « la déchéance de la bourgeoisie détruite et pourrie », comme l’affirmait la critique bolchevique, ni au « spleen » éclatant du gentleman qui a tout vu, tout survécu, qui connaît le prix de n’importe quoi et qui, pour cette raison, n’a plus rien à chercher ni à aimer. En conséquence, certainement, il n’y a rien, chez lui, qui correspondrait à une nature épuisée de l’intérieur ou faible ou « aigrie ». Il s’agit, dans son cas, d’abord de la grande « douleur » et du « supplice saint » de « l’homme spirituel » de la famille de Chevtchenko où l’homme et la nation se libèrent et se réalisent, en créant son propre chemin de vie. Patenôtre, dans le poème « Galilée », est une prière du supplice, de la foi et de l’hosanna aux « fils assassinés » de la renaissance ukrainienne.
Le dernier recueil de poèmes d’Yevhène Ploujnyk, « l’Equilibre », est la preuve de la victoire de « l’homme spirituel » qui, au milieu de la cacophonie de son époque, trouve « le silence », l’équilibre moral, la certitude de sa vérité, la beauté « du monde unique », et au milieu des débris de l’époque – « un lien sûr entre le jour courant et l’espace du temps ». Dans un des ses derniers et meilleurs poèmes, « Elle est montée à la mer... », le poète surprend le lecteur avec une ligne de beauté si antiquement limpide et harmonique que le plus grand auteur de néo-classicisme pourrait l’envier. Comment un tel prodige arrive-t-il à l’auteur qui est dévoré par la tuberculose et qui va être assassiné par la main du barbare-occupant ? En effet, la présence d’un tel poète est un prodige dans l’ambiance de la famine et de la terreur. En 1928, ses amis des associations Lanka et MARS sont fusillés. Y. Ploujnyk se retrouve sur la liste suivante de ceux qui sont à fusiller. Le 25 mars 1935, il est condamné à mort. Le poète est accusé de terrorisme. La peine est remplacée plus tard par une condamnation à dix ans de bagne, le plus long terme qu’on connaissait dans ce temps-là. La lettre émouvante du poète qu’il écrit à sa femme le jour où il apprend le remplacement de sa condamnation à mort par la déportation dans un camp de concentration lointain est publiée dans la revue « Nos jours » (Lviv, 1943). Alors qu’il est au stade terminal de la tuberculose, il est déporté dans les Îles de Solovki, dans la mer Blanche. Il y meurt quelques mois plus tard. Il n’a que 37 ans… Le nom d’Yevhène Ploujnyk est réhabilité en 1956. En 1988, ses œuvres commencent à être publiées après un long oubli.
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