Mykhaylo Kotsubynskiy
Les ombres des ancêtres oubliés
Traduction
de Tetyana Bonnal
Ivan fut le dix-neuvième enfant
de la famille houtsoulienne des Paliytchouk. Le vingtième et dernier fut
Annytchka.
On ne sut jamais si c’était le bruit
éternel du fleuve de Tcheremoch et les lamentations des torrents des montagnes
qui remplissaient la chaumière solitaire sur la haute kytchera – la
colline, ou la tristesse des forêts noires des sapins qui effrayèrent l’enfant
-, mais Ivan pleurait toujours, criait la nuit, grandissait mal et regardait sa
mère avec un regard profond et sage comme celui d’un vieillard, - et sa mère
angoissée détournait son regard. Plus d’une fois elle pensa apeurée que ce
n’était pas son enfant. La femme ne fut
pas prudente pendant ses couches, elle enfumait la maison, elle
n’allumait pas la bougie, - et la diablesse maligne réussit à échanger l’enfant
humain contre son diablotin.
L’enfant grandit très lentement,
mais tout de même il grandit, le temps passa et il fallait déjà lui coudre un
pantalon. Et il resta toujours bizarre. Il regardait devant lui mais il voyait
des choses lointaines et inconnues aux gens, ou bien il criait sans cesse. Les gatchi- son petit
pantalon - lui tombaient, et il restait debout au milieu de la chaumière
les yeux fermés et il criait la bouche grande ouverte.
Alors la mère enlevait sa pipe de
la bouche, elle levait la main sur lui et elle criait férocement :
- Ca suffit ! Eh, toi fils
de diable. O si tu pouvais disparaître dans le lac ou devenir une bûchette !
Et il disparut.
Il descendit dans les tsarinkas
– les prairies vertes, il fut tout petit
et blanc comme une coupole de pissenlit, sans peur il se rendit dans la forêt
obscure où les gadjougues – les sapins- bougèrent leurs branches
au-dessus de sa tête comme des ours avec leurs pattes.
D’ici il regardait les montagnes,
les cimes proches et lointaines qui bleuissent dans le ciel, il regardait les
forêts noires de sapins avec leur souffle bleu, la verdure claire des prairies
qui brillent comme des miroirs encadrés par des arbres. Au-dessous, la jeune
rivière de Tcheremoch bouillait dans la vallée. Sur les collines lointaines les
chaumières solitaires sommeillaient au soleil. Le temps était calme et triste,
les sapins noirs envoyaient sans cesse
leur tristesse dans Tcheremoch et le torrent la portait par les vaux et la
racontait.
- Iva ! Mo-oy ! – on
appelait Ivan de la maison, mais il n’entendait pas, il ramassait les
framboises, faisait péter les petites feuilles, sifflait et piaillait à travers
les brins d’herbe en essayant de copier les voix des oiseaux et tous les sons
qu’il entendait dans la forêt. Noyé dans les herbes il ramassait les fleurs et
en ornait son chapeau – kresani. Fatigué, il se couchait sous le foin
pendu sur les ostryva – les vieux sapins secs, et les torrents des
montagnes chantaient pour son sommeil
et le réveillaient de leur tintement.
Quand Ivan eut sept ans, il porta
déjà son propre regard sur le monde. Il savait beaucoup. Il savait trouver les
herbes-guérisseuses – odalen, matrygan - beladonne et pidoyma, il savait pourquoi pleure
l’épervier, d’où vient le coucou, et quand il raconta tout cela à la maison sa
mère le regarda avec un air confus : et si l’Autre lui parlait ? Il
savait que l’esprit malin règne dans ce monde, que l’aridnyk – la force
impure dirige tout, que les forêts sont pleines des sylvains - lisovyk,
qui font paître là-bas leur bétail : les cerfs, les lièvres et les
biches ; que le tchugayster y erre et invite le passant à danser,
en déchirant les pauvres niavkas –les sirènes sylvestres ; il
savait que la voix de la hache vit dans la forêt. Plus haut, sur les cimes
arides et sauvages qu’on appelle nedeya, les sirènes sylvestres – niavkas
- commencent leurs danses incessantes, et dans les roches se cache celui qui
disparaît – stcheznyk. Il pouvait en raconter aussi sur les sirènes – rousalkas,
qui les beaux jours sortent de l’eau pour chanter des chansons, inventer
des fables et des prières sur les noyés, et qui après le coucher du soleil
sèchent leurs corps pâles sur les pierres dans la rivière. Les esprits malins
sans nombre remplissent les roches, les bois, les défilés de montagnes, les
maisons et les clôtures, et ils attendent toujours un homme chrétien ou le
bétail pour leur faire du mal.
Plus d’une fois en se réveillant
la nuit dans le silence hostile, il trembla plein de terreur.
Le monde entier semblait un conte
de fées plein de merveilles, mystérieux, attirant et effrayant.
Dès lors il eut ses obligations –
on l’envoya paître le bétail. Il poussait dans la forêt ses vaches – Jovtania
et Goloubania, et quand elles commencèrent de se noyer dans les vagues des
herbes de la forêt et dans les sapins tout jeunes, et de lui répondre de la
profondeur des herbes comme du dessous des eaux, avec le tintement triste de
leurs sonnailles, il se mit sur la pente de la montagne, prit sa flûte – sopilka
et joua les chansons simples qu’il apprenait chez les adultes. Mais cette
musique ne le satisfit pas. De dépit il jeta sa flûte et écouta les autres
mélodies qui vivaient en lui – des mélodies vagues et imperceptibles.
Le bruit sourd de la rivière
montait d’en bas vers Ivan et inondait les montagnes, et de temps en temps le
tintement transparent de la clochette tombait dans l’eau. Les montagnes
attristées et embaumées de la tristesse des ombres des nuages, regardèrent
derrière la branche d’un sapin et effacèrent le sourire pâle des prairies. A
chaque instant les montagnes changeaient leur humeur : quand la prairie
riait, la forêt s’assombrissait. Et comme il était difficile de regarder
fixement dans le visage changeant des montagnes, il était de même difficile
pour l’enfant d’attraper la mélodie illusoire d’une chanson qui tournait et
battait ses ailes tout près de
l’oreille, mais ne se laissait pas attraper.
Une fois il quitta ses vaches et
grimpa sur le sommet de la montagne. Il monta de plus en plus haut par un
sentier presque invisible dans le maquis de la fougère pâle, dans les
broussailles de la framboiseraie et de la ronce. Il sautait facilement d’une
pierre à l’autre, franchissait les troncs d’arbres tombés, il se fraya un
passage à travers les branches des arbustes. Le bruit éternel de la rivière
monta avec lui de la vallée, les montagnes grandirent et du fond du dôme du
ciel apparut le fantôme bleu de Tchornogora – la montagne noire. Les herbes
pleureuses toutes longues couvraient maintenant les pentes de la montagne, les
sonnailles des vaches répondirent comme un soupir lointain, Ivan trouva les grosses pierres qui créaient plus loin
sur le sommet un chaos de roches brisées avec les dessins des lichens étouffés
comme dans les bras de la vipère dans les racines des sapins. Sous les pieds
d’Ivan les mousses de soie rousse, dures et molles couvrirent chaque pierre. Les mousses chaudes
et tendres cachèrent à l’intérieur l’eau des pluies d’été dorée par le soleil,
elles se courbèrent et embrassèrent ses
pieds comme un coussin de duvet. La verdure au feuillage touffu des baies de la
forêt enfonça ses racines dans la mousse et au-dessus elle versa la rosée des
baies rouges et bleues.
Ici Ivan s’assit pour se reposer.
Les aiguilles des sapins
sonnèrent doucement au-dessus de sa tête en se mêlant avec le bruit de la
rivière, le soleil remplit d’or la vallée profonde et il appliqua la couleur
verte sur les herbes ; plus loin la fumée bleue d’un feu – vatra -
se leva dans le ciel, et du sommet de l’Igryts le tonnerre descendit dans un
bourdonnement velouté.
Mais Ivan ne bougeait pas, il
écoutait en oubliant complètement qu’il devait s’occuper de ses vaches.
Et soudain, dans un silence au
beau timbre il entendit une douce musique qui depuis longtemps tournait
insaisissable tout près de son oreille en le faisant souffrir! Ivan figé et immobile allongea son cou et
avec une concentration pleine d’espoir il capta la mélodie merveilleuse de la
chanson. Les gens ne jouaient pas comme ça – en tout cas il ne les avait jamais
entendus. Mais qui jouait là ? Autour de lui il n’y avait que le désert,
la forêt solitaire et pas une âme. Il regarda en arrière sur les roches – et il
resta pétrifié. Assis sur une pierre comme sur un cheval, apparut - stcheznyk
– celui qui disparaît. Il courba sa barbe pointue, inclina ses petites
cornes et avec les yeux fermés il souffla dans sa flûte. « Je n’ai plus mes chèvres … Je n’ai plus mes
chèvres…. » - dit-il en versant son chagrin dans sa flûte. Mais d’un coup
les cornes se levèrent, les joues s’enflèrent et les yeux s’ouvrirent.
« Elles sont là mes chèvres… Elles sont là mes chèvres… » - les sons se mirent à bondir, et Ivan
épouvanté vit que des têtes de boucs sortaient des arbustes et secouaient leurs
barbes.
Il voulait partir en courant – et
il ne pouvait pas. La peur l’avait cloué sur
place et il cria d’horreur muette, et quand enfin il reprit sa voix, le stcheznyk
s’était élancé là-haut. Il disparut brusquement dans la roche, et les boucs
devinrent les racines des arbres abattus par le vent.
Maintenant Ivan courait en bas,
vite et à l’aveuglette, il déchirait les embrassades traîtresses des ronces, il
rompait les branches sèches, glissait sur les mousses brillantes et avec
frayeur il entendit que quelqu’un le poursuivait. Enfin il tomba. Combien de
temps il resta allongé, il ne s’en souvint pas.
Quand il reprit ses sens et put
voir des endroits qu’il connaissait bien,
il se tranquillisa un peu. Tout étonné, il écouta quelque temps. Il lui
semblait que la chanson résonnait en lui. Il prit sa flûte. Au début cela ne
marchait pas, la chanson ne lui réussissait pas. Il recommença à jouer, il
força sa mémoire et attrapa certains sons, et quand enfin il retrouva ce qu’il
avait cherché depuis toujours, ce qui avait troublé sa paix, – une chanson
merveilleuse et inconnue planant sur la forêt, la joie entra alors dans son
cœur, elle versa le soleil sur les montagnes, sur la forêt et sur les herbes,
elle murmura dans les torrents, elle mit Ivan debout et il en lança sa flûte
dans l’herbe, et avec la main sur la hanche s’emporta dans la danse. Il remuait
ses jambes, se levait avec légèreté sur la pointe des pieds, il frappait la terre avec ses
talons nus, faisait des figures et s’accroupissait. « J’ai mes chèvres…
J’ai mes chèvres… » - quelque chose chantait en lui. Un petit garçon blanc
sursautait sur une tache ensoleillée de la clairière qui pénétra dans le
royaume sombre des sapins, et comme un papillon il voltigeait d’une branche à
l’autre, et les deux vaches – Jovtania et Goloubania qui avaient passé leurs
têtes à travers les arbustes le regardaient amicalement et, en ruminant leur
pâture, faisaient sonner leurs clochettes pour accompagner sa danse.
De cette façon il trouva dans la
forêt la musique qu’il cherchait.
Dans la maison familiale, Ivan
était souvent frappé d’anxiété et de chagrin. Il se souvenait de la trembita
– une longue trompette de bois – qui tremblait devant leur maison en
racontant la mort aux montagnes et aux vallées : la première fois – quand
un arbre écrasa dans la forêt son frère Oleksa, et la deuxième – quand son
frérot Vassyl – un jeune homme beau et joyeux - périt haché par des haches dans
une bataille avec le clan des ennemis. C’était le fruit d’une vieille animosité
entre sa famille et celle des Goutenuk. Et bien que tout le monde dans sa
famille écumât de rage et de colère
contre ce clan diabolique, personne ne put raconter à Ivan d’où était
venue cette animosité. Ivan aussi brûlait d’envie de se venger, il saisissait
la petite hache – bartka de son père encore trop lourde pour lui et il
était déjà prêt à se jeter dans la bataille.
Il n’est pas vrai qu’Ivan fut le
dix-neuvième enfant et sa sœur Annytchka
la vingtième. Leur famille ne fut pas si nombreuse : deux parents et cinq
enfants. Les quinze autres reposent dans
le cimetière à côté de l’église.
Toute la famille était très
pieuse, ils aimaient aller à l’église et surtout à la fête de la paroisse. Là
ils pouvaient voir les familles de leurs parents éloignés qui vinrent se fixer
dans les villages des alentours, et le cas échéant ils pouvaient même se venger
des Goutenuk pour la mort de Vassyl et pour tout le sang qui coulait des braves
Paliytchuks.
Cette année les plus beaux habits
sortirent des coffres : les nouveaux pantalons rouges, les keptars
multicolores - les vestes courtes de peau de mouton, les tchérés –les
anciennes ceintures de cuir très large avec de l’espace pour garder les choses
précieuses, ornées avec les clous, les jupes – zapaskas, d’une seule
pièce de tissu multicolore, les châles rouges de soie et même un baluchon
magnifique, blanc comme la neige que sa mère porta avec un bâton sur son épaule
avec ménagement. Ivan aussi obtint un nouveau chapeau et un manteau – dziobnia
qui lui frappait les jambes.
Les chevaux furent sellés et le
cortège somptueux alla sur les sentiers étroits des montagnes et tressa le
chemin de la haute montagne avec les coquelicots rouges. Les gens vêtus pour la
fête s’étendirent sur les montagnes, dans les vallées et sur les cimes.
Soudainement la multitude verte des prairies
s’épanouit, le flot de plusieurs couleurs flotta le long de Tcheremoch,
et quelque part très haut, sur la couverture noire des bois de sapin, le toit
rouge d’un parasol houtsoulien flamboya sous le soleil du matin. Peu de temps
après Ivan vit la rencontre des clans ennemis. Ils sortaient déjà de l’église
et son père était un peu saoul. Et d’un coup une bousculade se créa au milieu
de la route étroite entre la roche et la Tcheremoch. Les chariots, les
cavaliers et les piétons, les femmes et les enfants s’arrêtèrent et
s’entassèrent.
On ne sut pas pourquoi les haches
de fer commencèrent à briller et à sauter devant les visages, dans des hauts
cris qui apparurent dans le tourbillon. Les clans se tenaient comme le silex et
l’acier – les Goutenuk contre les Paliytchouk, - et avant qu’Ivan eût compris
de quoi il s’agissait, son père leva la hache et le fer frappa le visage de
quelqu’un, et le sang jaillit, inondant le visage, la chemise et la belle veste
ornées de rubans. Les femmes crièrent et se mirent à séparer les hommes, mais
un homme avec le visage rouge comme son pantalon de fête blessa avec sa hache
la tête d’un ennemi, et le père d’Ivan chancela comme un sapin coupé. Ivan se
jeta dans la bataille. Il ne se souvenait pas de ce qu’il faisait. Une force le
souleva. Les adultes lui marchèrent sur les pieds et il ne put aller vers la bataille. Tout chaud et emporté par
la colère il choqua contre une fillette
qui tremblait de peur à côté d’un chariot. Ah, oui ! C’était certainement
une fille des Goutenuks ! Et sans réfléchir il la frappa au visage. Le
visage se crispa, elle serra contre la poitrine sa chemise et elle se mit à
courir. Ivan la rattrapa au bord de la rivière,
il tira fortement sur sa poitrine et déchira la chemise. Les nouveaux rubans
tombèrent au sol, et la fillette commença à les défendre. Mais il les arracha
et les jeta dans l’eau. La petite fille toute tordue le regardait le sourcil
froncé avec ses yeux noirs et elle
déclara calmement :
- Ce n’est rien… J’en ai
d’autres… encore plus beaux.
Comme si elle voulait le
consoler.
Le garçon restait muet et étonné
par le ton délicat de la fille.
- Ma maman m’avait acheté la
nouvelle jupe et des postoly – (les chaussures traditionnelles d’un seul
morceau de peau très molle et sans semelle qui se serrent avec les cordes), et
les bas – kaptchury – avec la dentelle, et….
Il ne savait toujours pas quoi
dire.
- Je vais me chausser avec des
belles chaussures et je serai alors une belle fille…
Il se sentit jaloux.
-Mais moi, je sais déjà jouer de
la flûte…
- Notre Fedir a fabriqué une belle flûte et il joue si…
Ivan bouda.
- J’ai déjà vu le stcheznyk
– celui qui disparaît.
Elle tourna vers lui son regard
incroyable.
- Et pourquoi donc tu te
bats ?
- Et pourquoi donc tu étais à
côté de ce chariot ?
Elle réfléchit un peu sans savoir
quoi répondre et ensuit elle commença à chercher quelque chose sur elle.
Enfin elle trouva un long bonbon.
- Ouf !
Elle en mangea une moitié et lui
donna l’autre avec un geste grave et plein de confiance.
- Prends !
Il hésita mais il le prit.
Maintenant ils étaient assis côte
à côte, ils oubliaient les cris de la bagarre et le bruit sévère de la rivière,
et la fillette lui raconta qu’elle s’appelait Maritchka, qu’elle faisait paître
déjà les petites brebis, qu’une certaine Martsynova – aveugle d’un œil - leur
volait la farine… et autres choses intéressantes, proches et claires pour les deux, et le regard mat de ses yeux
noirs pénétrait dans le cœur d’Ivan.
Pour la troisième fois la
trompette - trembita sonna la mort dans la maison solitaire sur la haute
colline : car le vieux Paliytchouk mourut le deuxième jour après la
bagarre.
Dans la famille d’Ivan, la mort
du maître de maison entraîna une époque pénible. La désorganisation gagna la
famille, le bonheur s’en fut, les champs et les prairies se vendaient l’un
après l’autre, et le bétail fondait on ne savait comment, comme au printemps la
neige fond sur la montagne.
Mais dans la mémoire d’Ivan la
mort de son père vivait moins longtemps que sa rencontre avec la petite fille
qu’il avait offensée injustement et qui lui avait donné son bonbon d’un geste
plein de confiance. Sa vieille tristesse prit une forme nouvelle. Elle l’attira inconsciemment vers les
montagnes, et le mena sur les collines
voisines, vers les forêts et les vallées où il pouvait rencontrer Marischka. Et
enfin il la rencontra : elle faisait paître les agneaux.
Marischka le reçut comme si elle
l’attendait depuis longtemps : il commença à paître les brebis avec elle.
Et oui ! Que ses vaches Jovtania et Goloubania fassent sonner leurs
sonnettes et mugissent dans la forêt, et que lui fasse paître les agneaux. Et
ils les paissaient ensemble !
Les petites brebis en se cachant
dans la fraicheur des sapins regardaient de leurs yeux bêtes les deux enfants
qui se roulaient dans la mousse et faisaient résonner dans le silence le rire
de la jeunesse. Fatigués, ils grimpaient sur les roches blanches et regardaient avec effroi l’abîme d’où le fantôme noir de la montagne
se levait rapidement et respirait la couleur bleue, qui ne voulait pas fondre
sous le soleil. Dans la fissure entre deux montagnes un torrent volait vers la
vallée et secouait sa barbe grise sur les pierres. Il faisait si chaud et on se
sentait si seul et horrifié dans le silence éternel gardé par la forêt que les
enfants y entendaient leur souffle. Mais l’oreille obstinée attrapait et
augmentait jusqu'à des dimensions incroyables le moindre bruit qui vivait dans la forêt, et souvent il
leur semblait entendre une démarche secrète, le bruit sourd d’une hache et
l’haleine essoufflée d’une poitrine fatiguée.
- Tu l’entends, Iva ?
- Pourquoi pas ? Je
l’entends.
Et tous les deux savaient que
c’était une hache invisible qui errait dans la forêt, qui frappait les arbres
et respirait essoufflée et fatiguée.
La peur les chassa de là vers la
vallée où le torrent coulait plus tranquillement. Dans le ruisseau ils
creusaient un endroit profond et en enlevant leurs vêtements ils s’ébrouaient
là comme deux petits animaux de la forêt qui ne connaissent pas la honte. Le
soleil se reposait sur leurs chevelures claires et les frappait dans les yeux
et l’eau glaciale du torrent leur piquait le corps.
Maritchka fut la première qui eut
froid, et elle se mit à courir.
- Arrête-toi, - lui criait Ivan.
– D’où viens-tu ?
- Je suis de Ya-vo-rov, -
claquait des dents Marischka toute bleue.
- Et de quelle famille ?
- Kovaleva.
- Bonjour à toi, Kovaleva !
– Ivan la pinçait et se mettait à la poursuivre jusqu’au moment où ils
tombaient sur l’herbe – fatigués mais réchauffés.
Dans le cours du ruisseau -
au-dessus duquel brillait comme un soleil une petite fleur jeune et bleuissait
la campanule avec ses fleurs-chaussures enfilées sur une branche, - les crapauds coassaient plaintivement.
Ivan se penchait sur le torrent
et demandait :
-
Commère, ma commère, qu’avais-tu préparé ?
- Betterave-borchtch,
betterave-borchtch, - coassait
Maritchka…
- Bette-rrrraves, -
bette-rrrraves, - bette-rrraves, - criaient-ils
tous les deux avec les yeux fermés, et même les crapauds se taisaient étonnés.
Ils paissaient le bétail d’une
telle manière que plus qu’une fois ils en perdirent leurs brebis.
Quand ils devinrent plus grands leurs divertissements se modifièrent.
Ivan était
maintenant un lehine – un jeune homme élancé et fort comme un
sapin ; il peignait sa chevelure avec de l’huile, il portait déjà la large
ceinture de cuir et le manteau orné de rubans. Maritchka aussi portait les
rubans de jeune fille dans sa tresse, et cela voulait dire qu’elle était prête
à se donner en mariage. Ils ne faisaient plus paître les brebis et ils se
voyaient uniquement pendant les fêtes ou à l’église. Ils se réunissaient à côté
de l’église ou quelque part dans la forêt pour que les familles ne sachent pas
comment s’aimaient les enfants de deux clans ennemis. Maritchka aimait quand il
jouait de la flûte – floyar. En méditant il tournait ses yeux au-delà de
la montagne, comme s’il voyait ce que les autres ne voyaient pas. Il mettait la
flûte ornée de dentelle de bois dans sa belle bouche et une chanson
merveilleuse et inconnue pour les autres tombait doucement sur les regains
verts des prairies où les sapins étendaient leurs ombres. On sentait le froid
et le frisson quand les premiers sons sifflants sortaient, comme si les hivers
froids étaient tombés sur les montagnes.
Mais voici, le dieu-soleil sort
de la montagne et tourne sa tête vers la terre. Les hivers sont abattus, les
eaux sont réveillées, et la terre s’est mis à sonner les chansons des
ruisseaux. Le soleil est répandu avec le pollen des fleurs, les sirènes
sylvestres – niavkas marchent de leurs pas légers sur les prairies, et
sous leurs pieds la première herbe engendre sa verdure. Les sapins – smerekas
respirent leur souffle vert, les herbes rient de leur rire vert, et dans le
monde entier il n’y a que deux couleurs : la verte – la terre, et la bleue
– le ciel… En bas Tcheremoch chasse, le torrent amène le sang vert, agité et
bruyant des montagnes…
Trembita ! … Tourouray-
ra … Tourouroay-ra…
Le cœur des bergers se réjouit,
les brebis bêlent en sentant la pâture… La haute montagne froide – polonyna fait
du bruit, et des profondeurs des branches sèches et du chablis l’ours se lève sur ses pattes, il
essaie sa voix grasse et voit déjà de son œil endormi son butin.
Les averses du printemps frappent
la terre, les cimes des montagnes rugissent du tonnerre – et l’esprit du mal
souffle le froid du sommet de Tchornogora – de la montagne noire… et puis le
soleil arrive – avec son visage véritable de dieu, et il sonne déjà dans les
faux qui mettent le foin dans les granges. Une kolomiyka – petite
chanson joyeuse - voltige d’une montagne à l’autre, d’un ruisseau vers l’autre
– elle est si légère et si transparente qu’on sent que derrière ses
épaules il y a comme des ailes qui
tremblotent…
Oh, elle est venue de la polonyna
La petite brebis blanche –
Je t’aime ma belle bien-aimée
Et j’aime tes belles paroles…
Les aiguilles des sapins sonnent
doucement, les forêts froides et bleues chuchotent légèrement dans la nuit
d’été, les sonnailles des vaches pleurent, et les montagnes font plonger sans
cesse leur tristesse dans les torrents.
Un arbre coupé quelque part dans
la forêt tombe dans la vallée avec un cri – même les montagnes lui répondent et
poussent un soupir, et la trompette houtsoulienne trembita pleure encore
une mort… Quelqu’un repose dans l’éternité
après une vie de dur travail.
Le coucou chanta
A côté de Motchilo…
Aujourd’hui il a fini
Sa chanson pour lui…
Maritchka répondait au chant de
la flûte comme une pigeonne répond au pigeon sauvage – avec ses petites
chansons. Elle en connaissait des tas et des tas. Et elle ne pouvait pas vous
dire d’où elles venaient. Il semblait que ces chansons eussent été bercées avec
elle dans son berceau, elles s’étaient baignées avec elle dans la bassine, et
elles étaient nées dans sa poitrine comme ces fleurs d’ensemencement spontané
qui apparaissent sur les prairies. Tout ce que son regard voyait, tout ce qui
se passait dans le monde, une brebis disparue, un garçon amoureux, une
fille trompeuse, une vache malade, un sapin bruissant – tout cela prenait la
forme d’une chanson légère et simple comme ces montagnes dans leur ancienne vie
primordiale.
Maritchka elle-même savait
composer ses chansons. Assise par terre à côté d’Ivan elle embrassait ses
genoux et se balançait doucement en tapant la mesure de la chanson, ses mollets
ronds brûlés par le soleil. Ils étaient nus des genoux jusqu’aux chaussures en
cuir, tout noirauds à côté de tissu de
sa chemise, et ses belles lèvres se brisaient d’une manière adorable quand elle
commençait :
Un petit coucou me coucoulait
Un coucou gris et si petit
Une nouvelle chanson fut composée
Pour tous les gens du village…
La chanson de Maritchka racontait
un évènement connu de tout le monde et encore frais dans la mémoire de tous:
elle parlait de Paraska qui ensorcèlerait Andriy et de comment Andriy mourrait
de cela et elle conseillait donc de ne
pas aimer les femmes mariées. Elle parlait aussi du chagrin d’une mère dont le
fils a péri dans la forêt, écrasé par un arbre. Les chansons étaient simples,
tristes et ardentes – elles déchiraient le cœur. D’habitude elle les finissait ainsi :
Le coucou coucoulait au bord d’un
ruisseau,
Ce fut Maritchka d’Ivan qui
composa la chanson.
Elle appartenait à Ivan depuis
longtemps, depuis l’âge de treize ans. Est-ce que c’était une chose étonnante?
En faisant paître les brebis elle vit souvent le bouc qui couvrait la chèvre et
le mouton ses brebis – tout était si simple et naturel depuis des temps
immémoriaux, et aucune pensée impure ne lui assombrissait le cœur. Il est vrai
que les chèvres et les brebis en deviennent grosses, mais la sorcière aide les
gens. Maritchka n’avait peur de rien. Derrière sa ceinture sur le corps nu elle
portait une gousse d’ail qui fut mise
sous les paroles magiques d’une sorcière, et maintenant rien ne pouvait lui
faire de mal. En se souvenant de tout cela, Maritchka souriait d’un sourire
narquois et embrassait le cou d’Ivan.
- Ivan, mon bien-aimé, est-ce
qu’on restera ensemble pour toujours ?
- Comme Dieu le donnera, ma
douce.
- Ah, non ! Nos parents ont
une grande haine dans leurs cœurs. On ne sera jamais ensemble.
Alors les yeux du jeune homme
devenaient sombres et sa hache s’enfonçait dans la terre.
- Je ne demande pas leur accord.
Que chacun fasse ce qu’il veut, et tu seras ma femme.
- Ah, mon Dieu, que dis-tu ?
- Ce que tu entends, ma petite
âme.
Et comme de colère contre les
parents, il dansait frénétiquement avec Maritchka pendant les danses de
village, et même ses chaussures craquaient.
Mais les choses ne marchaient pas
comme Ivan le voulait. Sa propriété tombait en ruine, il n’y avait pas assez de
travail pour tous, et il fallait aller s’engager.
Ivan était rongé par le chagrin.
- Je suis obligé d’aller dans les
pâturages de la haute montagne, ô Maritchka, - Ivan avait le cœur gros par
avance.
- Eh, bien, Ivankou, va, répondit Maritchka obéissante. Nous sommes
destinés à ce sort.
Et elle tressa ses chansons sur
leur séparation, elle regretta leurs rencontres – maintenant interrompues -
dans la forêt silencieuse, elle embrassa le cou d’Ivan et en inclinant sa tête
blonde elle chanta d’une voix douce à côté de son oreille :
O, mon chéri, rappelle-toi de moi
Deux fois par jour,
Et moi, je me rappellerai de toi
Sept fois par heure.
- Tu te souviendras ?
- Oui, Maritchko.
- Ce n’est rien, consola-t-elle.
Tu dois faire ton berger, et moi – je dois travailler le foin. Je grimperai sur
une meule et je regarderai la montagne vers ton pâturage – polonyna, et
toi tu me joueras de la trembita… Et je t’entendrai peut être. Quand les
brouillards tomberont sur la montagne je serai assise et je pleurerai parce que
je ne saurai pas où est mon bien-aimé. Et si une belle nuit j’ai un ciel
étoilé, je regarderai l’étoile qui éclaire la polonyna – et mon Ivanko
la verra…
Mais je cesserai de chanter.
- Pourquoi ? Chante,
Maritchko, ne perds pas ta joie, je reviendrai très vite.
Mais elle secouait sa tête
tristement.
O mes chères petites chansons,
Où je vais vous mettre ?
Peut être, mes chères,
Que je vous sèmerai sur les
montagnes, répondit avec une petite voix Maritchka.
Oh, vous mes chansons,
Vous devez chanter sur les
montagnes,
Et moi la jeune fille
Je vais me laver avec des larmes.
Maritchka soupira et rajouta
toute triste :
- Si j’ai de la chance
Je vous ramasserai dans la montagne,
Et si non, je vous oublierai…
- Tant pis pour moi, peut-être
que je les oublierai…
Ivan écoutait la voix douce de la
jeune fille et pensait que depuis longtemps déjà elle avait semé ses chansons partout sur les
montagnes, que les forêts et les prairies les chantaient, que les torrents les
faisaient résonner et que le soleil les
reprenait… Mais un jour viendrait et il reviendrait vers elle, et elle
retrouverait ses chansons pour bien célébrer leurs noces…
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