Littérature ukrainienne par M.Tyszkiewicz (1919)

Michel Tyszkiewicz La littérature ukrainienne (d’après M. Serge Efremov, Mme O. Efimenko, le prof. M. Hrouchevsky et d’autres écrivains ukrainiens), Berne, ImprémerieR. SUTER & CIE ,1919.

EXTRAITS (lire la version complète ici) :

I.

La Ruthénie. — Kiev, centre de culture (du IXe au XIIe siècle). — Ses monuments: Evangiles, chronique historiques, légendes, apocryphes, poème épique (La Chanson de la campagne d'Igor). — Les chants historiques remontant à la même époque sont la source de la poésie nationale ukrainienne.

La langue des premiers documents de la littérature ruthène est assez différente de la langue ukrainienne moderne, mais ils appartiennent à l'Ukraine non seulement par les sujets qu'ils traitent, mais surtout par la mentalité et le caractère national nettement accusés de leur auteur. Ce sont, dans le domaine de l'histoire, les chroniques, et notamment la chronique de Nestor du Xlle siècle, celle de Kiev (elle finit en 1201) et celle de Galicie-Volhynie (qui finit à l'année 1292), qui la continue. C'est un merveilleux assemblage de légendes et de faits historiques, racontés avec une naïveté, une vivacité charmante dans la première, un soin d'exactitude plus grand dans la seconde, un sentiment plastique et une remarquable poésie dans la chronique galicienne-volhynienne. Leur caractère national est indiscutable, elles «sentent la steppe» comme s'exprime le savant russe Veselovsky. «Elles expriment le caractère de toute une autre population, d'une autre nature», dit l'historien Solovioff en les comparant aux chroniques grand-russiennes. Rien de plus naïf et de plus caractéristique que la légende de l'apostolat de saint André raconté par Nestor. Le saint apôtre après avoir planté la croix sur une des belles montagnes de Kiev, remonte le Dnieper et va jusqu'à Novgorod pour aller chez les Varègues «et à Rome», où il raconte à ses auditeurs étonnés la manière dont se baignent les habitants grands-russiens de Novgorod. Le bain de vapeur «à la russe» remplit d'étonnement l'apôtre ou plutôt son chroniqueur ruthène, car ce genre de bain est totalement inconnu en Ukraine.

Sans nous attarder sur les œuvres de littérature purement religieuses, comme d'abord le célèbre évangile d'Ostromir (1056 — 1057) et celui du monastère de Souprasl (Xle siècle), nous trouvons déjà à cette époque des livres de sciences : «le Physiologue», de cosmographie et de géographie ; «la Topographie chrétienne» très fantastique, cela se comprend, toute une littérature «d'apocryphes» ou de commentaires ou légendes plus ou moins bibliques, où se reflètent les doctrines de nombreuses sectes qui nous venaient de Byzance comme de l'occident (par exemple celles des Albigeois, Cathares ou Vaudois) dont l'index se trouve dans rizbornik ou almanach de Sviatoslav (1075) et dont l'influence est visible encore dans notre littérature populaire actuelle. Nous avons tout un cycle de romans traduits du grec «l'Alexandria» du pseudo Calysthène, la guerre de Troie», le royaume des Indes», etc. Enfin le remarquable voyage en Terre Sainte, au moment même des Croisades, de Daniel ihoumène de la terre ruthène» (1093 — 1113), qui alla demander à Baudouin, roi de Jérusalem, la permission de placer, au nom de la terre ruthène, un cierge sur le tombeau du Christ.

Mais l'œuvre littéraire la plus célèbre de cette époque et en même temps son admirable poème épique, c'est la Chanson de la campagne d'Igor qui rappelle la célèbre chanson de Roland. C'est l'histoire d'une campagne d'un prince ruthène contre les Polovtsy, une des tribus non slaves qui menaçaient alors l'Ukraine du côté de l'Orient. Ce poème est certainement l'œuvre d'un grand poète. Ses tableaux sont superbes et sa langue archaïque garde une force, une saveur incomparable, bien que nous n'en connaissions qu'une copie russe du XVIIIe siècle, probablement assez défectueuse.

Il est cependant un cycle de poésies épiques datant de la même époque, qui nous sont parvenues dans toute leur fraîcheur et leur beauté, et nous offrent les monuments les plus purs de la poésie héroïque du peuple ruthène. Ce sont les chants historiques du IXe au XlIIe siècle, que nous connaissons par l'édition des professeurs Dragomanoff et Antonovitch. Nous y voyons revivre, surtout dans les noëls (Kolady), les Kniazes Scandinaves et leurs compagnons (droujiny), le héros populaire Ivanko, allant assiéger Constantinople (le Tsaryhrad) et se faire donner comme butin la plus belle fille de la ville, c'est le duel du même Ivanko avec le tsar turc ou touranian (Toursky tsar), qui, malgré ce titre comparativement beaucoup plus récent, se rattache à l'époque Scandinave. C'est le mariage d'un « Kniaz », ses batailles, le partage du butin avec ses compagnons, la vie même de ces ancêtres de nos princes, de nos chevaliers, de nos cosaques, de notre peuple tout entier, et nous la voyons revivre dans la langue la plus belle, la plus pure, la plus parfaite que notre poésie connaisse.

Les chants héroïques de l'Ukraine que nous voyons se continuer jusqu'au XVIIIe siècle sous le nom de Doumys et que nous ne pouvons comparer en beauté qu'à ceux de la Serbie et que nulle autre nation slave ne possède, sont les sources les plus anciennes comme les plus pures de notre poésie nationale. C'est vers elles que se sont tournés nos plus grands poètes modernes, comme Schevtchenko, qui rappelle le mieux parmi eux, les bardes inconnus de notre admirable épopée héroïque.

II.

La culture ruthène triomphe en Lithuanie (1340-1696). — Premier livre ruthène imprimé (1496). — Polémistes religieux. — Le moine patriote Ivan Wyschensky.

C'est au XlIIe siècle (1224—1240) avec l'effroyable invasion tartare, que s'ouvre une nouvelle époque pour notre littérature comme pour notre histoire. La catastrophe fut telle qu'il se trouva des écrivains russes, comme le panslaviste Pogodine qui établit toute une théorie ethnographique, basée sur cet événement capital, pour s'expliquer l'abîme qui sépare la Russie de la Ruthénie. Selon lui les Russes actuels (Moscovites) seraient les descendants des Ruthènes primitifs qui auraient fui l'invasion dans les forêts finnoises, et les Ukrainiens seraient une race nouvelle, polonaise, descendue des Carpathes pour les remplacer. Cette théorie a été combattue et réfutée par Maximovitch et Antonowicz. En réalité l'invasion des Tartares qui eut une si grande influence sur le sort politique de notre pays en permettant la formation sous son protectorat de l'Etat moscovite et en nous livrant complètement à l'influence européenne, ne détruisit nullement notre ancienne culture. En se retranchant autour de Moscou, elle la livrait à quatre siècles de culture asiatique, mais elle nous rendait à l'Occident, à notre propre culture, que nous commençâmes par imposer au conquérant lithuanien.

En chassant les Tartares de notre pays, les princes lithuaniens étaient moins des conquérant que des libérateurs. Comme les Scandinaves qui nous avaient donné leur nom à l'aube de notre histoire, les Lithuaniens devaient se fondre dans la race autochtone. Ce n'est pas la Lithuanie qui a conquis la Ruthénie, c'est le contraire qui a eu lieu. La Lithuanie se ruthénise, prend la langue, la religion, les mœurs et les lois des pays qu'elle arrache à l'invasion tartare. Le Code (Statut) de Lithuanie est écrit en ruthène comme le code de Jaroslav (Ruskaia Pravda) et les Jagellons vont porter jusque sur le trône de Pologne la culture ruthène: dans la cathédrale de Cracovie, où on les couronne et les ensevelit, ils érigent une chapelle ruthène avec des fresques byzantines peintes par nos artistes et avec de longues inscriptions ruthènes. La langue ruthène est obligatoire dans les tribunaux, les actes officiels et ceux qui émanent de la chancellerie royale jusqu'à raul)e du XVIIIe siècle. C'est le triomphe de la civilisation ruthène, qui dure depuis Guedymine (1344) jusqu'après l'Union (de Lublin) avec la Pologne (1569) et ne cède tout à fait à l'envahissement polonais qu'au XVIIIe siècle. La langue archaïque des documents dont nous parlons est toujours sous la domination du vieux slavon, elle se teinte maintenant de polonais et vers le XVIIe siècle de latinisme, mais elle ne perd pas son caractère ruthène. On a prétendu y voir la prédominance du blanc-russien. Nous croyons le contraire. Il est même étonnant que la langue du «Statut» et de «la Métrique» de Lithuanie en soit si peu imprégnée. Ces documents historiques sont un précieux trésor de la culture ruthène ; nous y voyons toute la vie d'une société, de plusieurs nations qu'unit notre culture, d'une élite formée par les écoles de Padoue, d'Oxford et de Louvain, policée aux cours d'Italie et d'Autriche, docteurs en Sorbonne venant écrire en ruthène à Vilna, à Kiev ou à Leopol (Lemberg).

L'art de l'imprimerie, chassé de Moscou par Ivan le Terrible, devait trouver dans le pays ruthène des protecteurs éclairés. Déjà vers la fin du XVe siècle (en 1491) le premier livre ruthène imprimé, «le Psautier», devait paraître à Cracovie, chez l'imprimeur allemand Schweipblt Fiol par les soins de l'hetman Constantin duc d'Ostrog, le célèbre guerrier, vainqueur des Russes à Orsza et dont le beau monument funéraire se trouve au monastère de la Lavra de Kiev, soigneusement caché aujourd'hui au yeux des fidèles. Puis vient la Bible de Fr. Skoryna, parue à Prague en 1517, mais dont la langue rappelle plutôt celle de la Ruthénie-Blanche, et les éditions de Zabloudov, sorties d'une imprimerie fondée par l'hetman Chodkicwicz ; enfin la célèbre Bible d'Ostrog (en 1580), imprimée par ordre du duc Constantin Il-Wassyl, palatin de Kiev. Le rôle de ce mécène ruthène, qui s'entoure de savants venus du mont Athos comme de tous les pays orthodoxes, fondateur d'une académie dans l'enceinte même de son château, est connu. Il a été célébré surtout par les écrivains russes orthodoxes, comme défenseur acharné de leur foi. Son rôle politique fut plus effacé et malgré qu'il se permît de maudire en ruthène le roi Sigismond III en plein Sénat, il ne sut pas défendre les intérêts de sa nation au moment de l'Union de 1569. D'autres le firent mieux et partagèrent aussi ses mérites comme protecteurs de la culture. Au XV le siècle notre pays se couvrit d'imprimeries ; nos seigneurs, comme les ducs de Sluck, possédaient des bibliothèques qui firent l'admiration de l'historien polonais Slryjkowski. Malheureusement cette culture devint de plus en plus étrangère, de moins en moins nationale, et dominante du côté des Lithuaniens et même en Moldavie, elle dut céder sous la pression de la civilisation polonaise.

Mais c'est dans cette lutte, d'abord religieuse et sociale, puis politique et nationale, que devait apparaître une littérature nouvelle, polémique surtout. Délaissée par ses grands, car déjà les fils de Constantin Ostrogski se polonisaient, mais non sans une lutte trop peu connue qui prolongea le rôle politique de l'aristocratie ruthène près d'un siècle encore après l'Union de Lublin, la nation ruthène trouva des défenseurs d'abord dans ses organisations: les confréries (Bratstva) dans lesquelles entrèrent les bourgeois comme les nobles, et les Cosaques, espèce de confrérie militaire dont le rôle historique devait atteindre la plus grande importance. Parmi nos polémistes religieux les plus connus de cette époque nous devons citer du côté orthodoxe : Herasime Smotrytzky, recteur de l'Académie d'Ostrog, Bronsky (Filalète), Kopystensky, Melète Smotrytzky, plein de talent et qui passa à l'Union vers la fin de sa vie, plusieurs métropolites comme Petro Mohyla, fils d'un souverain moldave, et Sylvestre Kossow, qui ne voulait pas signer le traité de Péréiaslav avec Moscou, puis Innocent Gisel, Lazare Baranowicz, etc. ; du côté de l'Union : le métropolite Hippace Potij, Kassien Sakowicz, recteur de l'Académie de Kiev, l'archimandrite Fedor Skumin, etc. Beaucoup d'entre eux firent paraître des grammaires slavones et grecques, la première à Leopol en 1591, puis celles de Zizani, Berynda, (le Lexique à Kiev 1627) et des œuvres de popularisation scientifique. Dans les deux camps nous remarquons le même patriotisme,le même amour de la gloire passée, une claire conception de la conscience nationale.

Mais le plus éloquent parmi eux fut un pauvre moine Jean Wyschensky du mont Athos ; il nous a laissé une vingtaine de lettres écrites, dans lesquelles il se montre violent démagogue, ardent patriote ou plutôt amoureux inconscient de sa terre et de sa langue, ainsi que de sa foi, comme le pauvre peuple dont il sort, dont il partage les colères, la mentalité, l'amour. C'est avant tout un écrivain du souffle le plus ardent et le plus éloquent. Il se dresse contre les injustices, la corruption et l'opulence des évêques et des grands, contre le roi lui-même qu'il ne craint pas de comparer (un peu légèrement, il faut l'avouer) à Néron et à Nabuchodonosor. Dans l'instruction, il se montre quelquefois l'ennemi de cette culture étrangère qui est venue en somme humilier sa religion antique, reprendre à son jxiys ses princes et ses grands. Et c'est là qu'il trouve les accents les plus forts et les plus douloureux. Ilaime «son simple chant ruthène» à l'église, «ces pauvres serfs qui n'ont pas de quoi recouvrir leur misère», ces ouvriers qui ne jouissent pas de droits égaux car ils sont ruthènes, et dans un superbe élan de patriotisme, il maudit ces grands qui délaissent leur foi et leur nationalité, au nom de «cette terre qu'ils foulent de leurs pieds, qui se plaint qui gémit et qui pleure».

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