Vassyl Stouss (1938-1985)


OEUVRES de Vassyl Stouss


***

Échapper à mon sort – je n’en ai pas eu l’occasion.
Le tonnerre frappe – et d’un coup ma vie est
chamboulée. Et toi, tu n’es que ce tu rêvais –
la mortexistence et la viedisparition.
Les aimés, les proches, les amis et les enfants,
alors, mets-les à l’épreuve, comme au titre l’or :
te suivront-ils à travers leurs mille morts ?
Sauront-ils appréhender
ton image – au moins vers la fin de ta destinée ?
Ou bien, tremblotants, ressentiront-ils dans leurs cœurs un effroi
devant tous les malheurs? Si l’on pouvait savoir…
Le chemin des inconscients se fait bravement.
Tous l’univers est exposé aux vents.
Oh mon sort, Dieu merci, tu as tout surmonté
Au vent féroce la peur vile va trépasser.

Traduit de l'ukrainien par Galyna Dranenko


***

L’Homme se fait remplacer par le désir,
le désir passe.
C’est pourquoi, après une chaîne de transformations,
l’homme se mue peu à peu
en gravillons,
en sable,
en cendre.
Ce qui reste de l’homme
c’est l’unique signe
de soustraction.

Traduit de l'ukrainien par Galyna Dranenko



OEUVRES de Vassyl Stouss
source Mazepa 99

Recueil « Arbres d’hiver » (1970)
Deux mots au lecteur
Les premières leçons de poésie sont ceux de ma mère. Elle connaissait beaucoup de chansons et savait les chanter de façon très intime. Autant que la Mère Zouïkha, notre payse. Les mêmes. La plus profonde marque dans l’âme fut laissée par la berceuse maternelle " Oï liouli-liouli, mon enfant". Chevtchenko dans le berceau cela ne s’oublie pas. Et " Va notre fils, en Oukraïne, en nous maudissant" chanté avec mélancolie m’émeut encore aujourd’hui. Quelque chose de semblable à la lamentation funèbre du " Testament " : " Enterrez-moi et levez-vous, brisez vos chaînes, et arrosez la liberté du sang mauvais des ennemis". Les premiers signes de notre anomalie spirituelle c’est la tristesse comme premier sentiment du nourrisson dans ce monde. Il y a encore les souvenirs d’enfance. D’une enfance merveilleuse.
Je trouvais repoussante l’éducation scolaire. L’une en langue étrangère, l’autre - imbécile. Plus vite on oublie l’école, mieux c’est. En quatrième j’ai fait quelques rimes à propos d’un chien. En russe. Quelque chose d’humoristique. Cela m’est vite passé. Pour renaître dans les classes supérieures, lorsque vint l’amour.
Les années estudiantines furent difficiles. Les premiers écrits rimés - sur des questions historiques. Enthousiasme pour Rylsky et Verhaeren. Il aspirait à quelque chose encore, l’esprit immatériel. Et encore une fois - l’amour. Nostalgique de la véritable Oukraïne (pas celle de Donetsk), je suis parti enseigner dans la région de Kirovograd [...], près de la ville de Haïvoron. Là mon âme s’est réchauffée, se débarrassa de l’ascétisme estudiantin. L’Armée a été un accélérateur. Je me suis senti un homme. La poésie, évidemment ne s’écrivait pas, avec les épaulettes sur les épaules. Mais là-bas j’ai découvert Bajan. A la même époque les premiers vers publiés - 1959. Après l’armée c’était déjà le temps de la poésie. C’était l’époque de Pasternak et d’un amour imprudemment grand pour lui. Je ne m’en suis libéré que vers 1965-66.
Aujourd’hui j’aime le plus Goethe, Svidzynsky, Rilke. Les glorieux Italiens (ceux que je connais). Particulièrement Ungaretti et Quasimodo. J’aime aussi la prose " dense " - Tolstoï, Hemingway, Stefanyk, Proust, Camus. Faulkner m’attire et très fort. Parmi les jeunes j’apprécie le plus V. Holoborodko. Ensuite - Vinhranovsky. Et, bien sûr, L. Kysseliov. Je n’aime pas le mot " poésie ". Je ne me considère pas comme étant un poète. Plutôt comme un homme qui écrit des vers. Certains, me semble-t-il, valent quelque chose.
Mon idée est que le poète doit être un homme. Un homme plein d’amour, qui a le dessus sur le sentiment naturel de haine, s’en libère comme d’une souillure. Le poète c’est l’homme. Avant tout. Et l’homme, c’est avant tout l’homme de bien. Si la vie était meilleure, je n’écrirais pas de vers, je travaillerais la terre.
Encore une chose, je n’ai pas de respect pour les politiciens. Et encore - j’apprécie la capacité de mourir en honnête homme. C’est plus important que des histoires de versification !
Un de mes meilleurs amis - Skovoroda.
Kyïv, 1969
Vassyl Stouss
Traduit par Oles Masliouk

- Dis-moi, est-ce vrai, comme disent les gens, que Modigliani était fou ?
- demandait-elle, pendant que de mes doigts de pianiste je jouais avec ses seins hâlés.
- Aussi fou que quiconque en ce bas monde,
disais-je, enlaçant les courbes apaisées de ses fesses.
- Tu comprends, vieux, je me dis souvent que l’art est une drôle de chose.
Du luxe, de l’inutile.
- Oui, l’art, c’est forcement la démesure,
rétorquais-je en baisant ses genoux.
- Mais la démesure est la seule chose qui nous sauve de l’indigence.
Il ne reste que cela aux mortels :
ne serait-ce qu’une petite démesure –
dans la foi,
dans les habitudes,
dans les goûts,
simplement dans les caprices.
- Oui, ma tout bonne.
C’est exactement cela.
Comme d’habitude tu as encore raison.
- disais-je encore
claquant des dents de désir.
Et lorsqu’il nous naîtra une fille,
nous mettrons à son chevet
des roses, rien que des roses - d’une voix
rauque disait-elle encore.
- Oui, à son chevet rien
que des roses - disais-je, docile,
d’une voix méconnaissable.
- Quelle mouche ennuyeuse –
elle bourdonne sans cesse,
tue-la, mon chéri.
X.1968
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Ô critiques d’art, aux yeux globuleux !
Vous êtes mal à l’aise en civil.
Vous êtes mal à l’aise lorsque la tunique ne sert pas le cou.
Lorsque les jambes ne sentent pas la profondeur des culottes de peau.
Ô critiques d’art aux yeux globuleux !
En vain vous vous ferez mes examinateurs :
je connais toutes les citations éculées
des classiques patentés
je réponds sans hésiter
à la question primordiale de la philosophie :
au commencement était la matière,
mais ensuite...
Quoi ensuite ? -la question ne vous intéresse déjà plus.
Ensuite il y eut la conscience
des critiques d’art aux yeux globuleux,
ensuite il y eut les tuniques,
et les culottes de peau,
en un mot comme en cent : la matière est éternelle
à condition d’être en culotte de peau.
Plus qu’en Marx
je crois en vos chaussettes à clous.
Alors comment pourrais-je être
un subversif ?
Traduit par Oles Masliouk
Tu ne réponds pas ? Tu te tais ? Ta bouche est scellée ?
Tu ne peux pardonner ? Tu maudis ?
Tu ne peux croire en la séparation ?
Ni à ton cœur faire confiance ?
Tu es muette comme une fille séduite abandonnée ?
Tu es muette comme une bombe ? Tu te tais ?
Tu crois – que d’attente j’exploserai ?
Tu crois – que je deviendrai fou ?
C’est en vain, mon amour.
C’est en vain, ma prison.
Tout est en vain, ma détestée.
En vain, mon aimée.
Je ne t’attendrai pas – avec des larmes.
Avec des poings – je t’attendrai.
Avec des poings – dans la nuit profonde.
Des poings pour cogner dans l’oreiller.
N’écris pas. Ne réponds pas.
Je te maudis. Je t’embrasse. En silence.
Étranglé avec l’attente – en silence.
Avec les poings – dans l’oreiller.
IV. 1964
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Par l’oubli
Heureux dans l’herbe, sous le cerisier,
un chat de gouttière étendu à son aise
dort, la tête posée entre les pattes.
Est tombée une pomme de pin.
Déjà six heures du soir.
Les tramways trépident.
Et tout cela - à quoi bon ?
***
Un couteau multilames –
toute une philosophie.
Mais garde-toi
d’y penser.
C’est effrayant !
***
Les méchants sont bons.
Les bons - très méchants.
Et toi, et moi ?
Ni méchants, ni bons.
***
La vie est plus haute que nous.
Dieu merci.
***
Le pic-vert infatigable
décime les fourmis.
***
Pondéré est le jour
comme une boule de fonte.
***
Peu à peu tu te transformes en tes propres archives,
chères, comme un parent décédé.
***
L’étang nocturne parmi les pins,
les livres, la solitude –
ne te troublent plus.
***
Ta vie s’est muée en une myriade de buts :
tes caprices - tous réalisés...
Tends le bras devant toi :
et de tes doigts glacés
tu toucheras ta vie.
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue

Gravillons

Jésus-Christ,
Un opportuniste –
Parmi neuf disciples
Il y avait Judas.
***
Lorsque après des milliers d’années de voyage
Les étoiles, de jour,
Atteignent la terre,
Je ne les envie pas.
***
La lumière c’est le temps.
Simplement
Nous avons du mal à penser l’immensité.
***
Si le cœur te fait mal –
Tu es né sous une bonne étoile.
***
Les yeux humains
Toujours nous usent.
Ne l’oublions-nous pas ?
***
Les lettres de félicitations
Collectivement nous les recevons.
***
La terre est bonne et mauvaise.
A la fois.
Comment voulez-vous
Que je sois ?
***
Pauvre imperméable !
A quoi pense-t-il,
Pendu à son crochet ?
***
En nous faisant naître,
On ne nous demande pas notre avis.
Malheureusement...
***
Toutes les décisions du parti –
Pour cinquante ans à venir au moins –
Je vote pour, des deux mains.
***
Si on avait rasé à temps
La moustache de Staline, Le grand génie aurait ressemblé
A une marmotte de Sibérie.
***
C’est un manque d’humilité
De crier sur les toits l’immortalité des ancêtres.
On sait très bien
Ce qu’ils seraient devenus
Sans nous.
***
Lorsque l’humanité atteindra
Au patriotisme planétaire,
Il n’y aura plus de chauvinisme ?
***
Les étoiles affirment l’immortalité de l’homme.
Tu contemples aujourd’hui les étoiles du néolithique.
Est-ce que l’étoile te verra
Dans le communisme ?
***
Ô vous, les prudents !
Le juste milieu –
Rien de plus dangereux.
Puisque deux fois vous êtes des ennemis !
***
A l’époque de la construction
Du communisme
Nous regarderont
Les étoiles du mésozoïque.
Si la lumière
Se déplaçait à la vitesse
De 3000 milles kilomètres par seconde
Chaque rayon
Aurait l’air d’un jeune fat maniéré.
***
Tout juif est prophète.
Même sans barbe.
***
La terre est telle une tête
Mais avec plus de cimetières.
***
Faire le tour de soi-même –
De la nuque jusqu’aux bouts des doigts –
Est plus ardu que de faire le tour du jardin
Botanique de Kуïv.
***
La paysanne voulut goûter au romantisme des terres vierges,
Mais le Conseil du village refusa de délivrer le passeport.
***
Si les hommes continuent à écrire des livres
Ne serait-ce que quelques siècles de plus,
Que feront nos descendants ?
***
Aiguiser le couteau
Les hommes l’ont appris en écoutant
Les cris des suppliciés.
***
Les immeubles sont des philosophes !
Les plus sages des philosophes.
Ils restent muets.
***
Le charbon c’est l’or noir.
Si on oublie
La poussière
Et la névrite radiculaire.
***
Tout bourreau
Aime le vin rouge,
A la température de 36°.
***
A l’armée
J’ai compris,
Ce qu’était
La Patrie.
***
Horloge !
Ma machine infernale !
Si effrayant est ton silence !
Si dangereuse ta docilité !
Et quand je me réjouis,
Tu me rends visite
- ainsi qu’un père Goriot !
***
Ils m’ont tout pris
Ne me laissant que les côtes.
Etrange même
Qu’il me reste des lèvres.
***
Sont riches les muets.
Et lorsqu’en plus
Ils sont aveugles
Ce sont de vrai Crésus.
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue

Recueil « Joyeux cimetière »

Planter un arbre –
est le meilleur moyen de gagner la gratitude des générations à venir.
Alors ils ont planté des fleurs, des buissons et des arbres,
le long des barbelés.
La vigne sauvage recouvrit les piquants acérés,
étendit ses larges feuilles, fit pendre des grappes bleutées
le liseron s’y enroula, tintinnabulant de ses trompettes blême de tendresse.
Le long de l’enceinte éclosent des iris, des pivoines et des dahlias,
beaux à en perdre la vue.
En vérifiant si le contrat d’émulation socialiste était bien rempli, la direction
inscrivait toujours dans la case
"éducation esthétique des prisonniers" :
menée au plus haut niveau de conscience politique.
Seules les signatures de hauts responsables rappelaient
les piquants oubliés du barbelé.
Traduit par Alice Kessoss
Pour commencer ils tuaient,
puis ils ressuscitaient le mort.
La réanimation avait lieu
dans des salons de beauté
(en guise de médecins - des esthètes).
Donnaient tout leur vie
à cette entreprise de résurrection
des dynasties entières de maîtres du pinceau.
Tant et si bien que l’on n’aurait su dire
qui était vivant et qui était mort.
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Lorsque l’homme s’approcha du mémorial,
il lut son propre nom :
gloire éternelle aux héros,
tombés pour l’indépendance de la Patrie.
Ce lui fut agréable et aussi douloureux.
Sous une même chemise Kolyma et Tachkent.
Mais les habitants de la ville l’ignorèrent :
comment croire à son histoire ?
Si tu es vivant - tant pis pour toi :
nous honorons uniquement les morts.
Tout s’arrangea lorsqu’on lui délivra l’attestation suivante :
" Considérer comme mort le porteur de la présente ".
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Avec quasi certitude jе savais,
qu’il avait volé mes amis,
avait rendu ma mère malheureuse,
et mené ma femme à la phtisie :
Fermement décidé,
j’allais à lui pour en tirer vengeance.
- Où es-tu, mon bourreau ? –
criais-je dans la salle déserte
où vit le bourreau.
En réponse quatre rugissements,
renvoyés par les murs,
frappèrent le plafond
et morts, churent à mes pieds.
- Où es tu, mon bourreau ? –
criais-je encore et encore.
Des morts renaissaient les quatre rugissements,
se levaient et à terre retombaient.
Peut-être est-il mort ? - pensais-je plein de joie.
Mais de retour à la maison,
je vis devant ma porte
deux jambes, deux bras, un tronc
(il n’y avait pas de tête).
- Qu’est ce que tu fais ici ? - attaquais-je brusquement,
et de frayeur les deux jambes, les deux bras et tronc
en un corps sans tête s’unirent.
J’attrapai le corps décapité;
je criai dans le tuyau vide de son cou :
- Dis moi où est mon bourreau.
- Ne me frappe pas, - supplia le tuyau, -
retourne là où tu étais,
dans la première chambre tu trouveras des gens sans tête,
dans la seconde - ils n’auront pas de bras non plus,
dans la troisième - pas de jambes non plus,
dans le quatrième tu ne verras que des troncs,
et dans la cinquième tu ne verras plus rien –
là est ton bourreau.
Mais répète, et répète sans cesse,
ce que tu veux lui dire.
Et ne crois surtout pas tes yeux :
il est là où il n’est pas.
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Assez de sang - déclama le bourreau,
pendant que le couteau, planté entre mes côtes,
s’arrêtait dans l’échine.
Et j’ai pensé, tout convulsé de douleur :
et si, en plus il décidait de me soigner ?
Traduit par Olaf Hedera
Il me semble que ce n’est pas moi qui vis,
qu’un autre vit pour moi
dans ma ressemblance. Je n’ai ni yeux, ni oreilles,
ni mains, ni pieds, ni bouche. Devenu étranger
dans mon propre corps. Et, parcelle de douleur,
prisonnier de moi-même, je pends dans les ténèbres.
Venir au monde t’as rendu nu
mais tu n’as pas adhéré
au corps. Rien qu’un passant
entre les mondes, vagissant au fond
de l’existence d’un autre. Cent nuits
à venir et cent nuits passées,
et au milieu - le cocon muet :
chauffée à blanc par sa souffrance même,
vestige de l’enfer, brève plainte
de l’univers, rayon solaire,
un étranger errant dedans son propre corps.
Encore attends-tu une naissance nouvelle,
tandis qu’il y a longtemps la mort s’est introduite en toi.
Traduit par Alice Kessoss
Déjà en moi naît Dieu,
à demi mémorable, à demi oublié,
comme si ce n’était pas en moi, mais au bord de la mort,
où le vivant n’a plus sa place - mon descendant et mon ancêtre
attendent ma mort.
Avec lui je vis. A deux j’existe,
lorsqu’il n’y a personne. Et tonne le malheur –
la canonnade. Il est le salut,
tandis que de mes lèvres blêmes je dis : sauve-moi,
Seigneur. Sauve-moi pour un instant,
et alors, éveillé, je me
sauverais moi-même. Moi-même me sauverai.
Il veut sortir de moi. Il aspire,
pour me sauver - m’annihiler,
pour que dans le courant d’air, dans les vents tempétueux
je sorte de moi-même, comme sort le sabre
des fourreaux. Il veut sortir dehors,
pour que s’éteigne la bougie de la douleur. Que les ténèbres
de la soumission me sauvent par
une autre existence. Une autre vie. Un nom
qui n’est plus à personne : le voici, ce peuple
sur le quel règne ce dieu dément,
qui désire naître en moi
(mais je ferais brûler cette bougie,
que les ténèbres ne viennent pas trop tôt,
sur le chemin lustral la noire bougie –
comme une victoire furtive).
Traduit par Alice Kessoss
La terre ferme s’est raréfiée,
la fourmilière urbaine a rongé la planète.
Les miliciens, les physiciens, les poètes,
s’affairent, habiles, à bricoler leur mort.
Le continent oukraïnien pourrissant
tel un champignon grandit. Le nourrisson, déjà,
jure de se faire bourreau,
de mettre en pièces le seuil séculaire,
rongé par le patriotisme des aïeux,
où seul, parfois, le bruit des bottes
rappelle : un autre monde existe
de tout temps interdit, comme un schisme.
Cette terre ferme chaque jour s’effrite,
et nous nous obstinons à nous déterminer.
nous creusons la question. Et, oubliés de Dieu,
nous quémandons une patrie, comme une obole.
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Destinée d’un poète
Un poète de génie
se scinda (en lui-même et la peur !).
La moitié du poète se scinda
(en quart de poète et la peur !).
Le quart du poète se scinda
(en huitième et la peur).
Le huitième du poète se scinda
(une prise de tabac et la peur).
Dès lors quand il passait dans la rue,
au-dessus de sa tête
flottait une fumée blanche,
et les passants terrifiés,
avec respect, lui cédaient
le passage.
25.02. [1971]
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Aux condamnés
à mort,
l’on distribua des fusils
(satisfaisant à leur dernier désir).
Ils fusillèrent alors
des condamnés à mort,
pour se faire à l’idée
de leur propre trépas
4.1. [1971]
Traduit par Alice Kessoss
Savoir être un cynique
s’acquière sans efforts.
Être un homme –
c’est vouloir grimper le long d’un mur vertical.
Un travail de Sisyphe,
pure sottise.
Qui jamais réussit –
à grimper le long d’un mur vertical ?!
25.2 [1971]
Traduit par Alice Kessoss
De la livide nuit de l’au-delà
se lève le soleil noir
25.02. [1971]
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
La fille,
au cou de biche,
portait des œufs
dans son tablier rouge.
Ravis
par cette pudeur
farouche
les mornes visages
s’éclairaient
et sur son passage
s’écartaient.
18.02.[1971]
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue

Recueil « Palimpsestes »

Bénis-soit ton bon plaisir
Chemin du destin, chemin de douleur !
A mes frères de réclusion.
Se balance la branche brisée du soir,
comme la canne de l’aveugle frappe dans l’espace
de la pénombre d’automne. Les bourgeons des chagrins
se rebiffent dans leur songe - tandis que l’arbre dort.
Se balance la branche brisée du soir
tendue comme la prune gorgée de sang.
Ô toi, la miséricordieuse, la frénétique,
les peines ont lavé ton avidité.
Se balance la branche brisée du soir,
son lourd indigo dans le brasier d’automne
me zèbre l’esprit. Il n’est plus de sentiers.
Le monde ne nous appartient pas - de bois, telle une idole.
Ardente, la route démente flamboie.
Se couvre de poussière - les ramures lacérées par le vent
précipiteront ton âme en de longues servitudes.
Et comme un mémento - la branche brisée du soir.
Et ton soleil - au zénith - lui aussi flamboie.
Dur est l’horizon, bossue de l’invective
des reproches amers. Oh, livre-toi à l’expiation
de la solitude ! (Seigneur, permets que je vive !)
Fais comme si la route était coupée. Comme si dormait
mon âme aux abois dans le lasso de mort
des gloires imminentes. Sur l’écran du cœur
se balance la branche brisée du soir.
Se balance la branche brisée du soir,
comme si d’avec moi-même j’avais rompu.
Maintenant, le bégayant, va donc chercher de l’eau
(écoute en douce : l’univers - ne s’est-il pas endormi ?)
L’univers - ne dort pas. Il bouge,
il bronche, sous les coups dont le rouent
les soucis du souvenir. Les pas résonnent,
Seigneur, c’est la lumière. C’est - l’apogée :
des espoirs, des manquements, des approches, des retours
vers soi, prématurés et oubliés.
Se balance le rameau, et le soleil - toujours luit,
et le pin cuivré joue dans les incendies.
Ce long tournoiement - au-dessus du monde et sous
les nuées échevelés, sous les banquises
pourpres des fins dernières. Seigneur, que s’unisse
à elles ce peuple converti
qui se terre sous les cieux épais –
de fer, de plastique, de verre et de béton.
Il me vient une chanson et je trouve à ses rimes
(digne mise en tombe) une voix de soie.
Creusé de labours, le noir chemin flamboie,
et pas une trace - de l’ancestrale route.
Accorde-moi, Seigneur, une très haute chute !
Libre, se balance la branche brisée.
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Je ne l’avais pas compris
et ne sais toujours pas,
est-ce le monde qui me passe à côté
ou moi qui l’ai dépassé.
Les très anciennes années
dans mes rêves ont jeté leurs sorts.
Déjà, mes dates fatidiques
sont consignées dans un rapport !
Plein d’espoirs est le monde,
comme un étang sans rides.
Ce royaume - passera
ni maudit, ni puni.
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Cent miroirs dirigés sur moi,
ma solitude, ma mutité.
Vraiment - ici ?
Tu es - vraiment ici ? Sans doute,
tu n’es pas là. Sans doute pas là.
Où es-tu ? Où donc es-tu ? Mais où ?
La taille qui est la tienne, tu ne l’a pas encore atteinte ?
Voilà la pluie, tant attendue (comme d’une passoire ! ) –
noie l’âme, éplorée.
Tes cent agonies...tes naissances...
Que cela est dur pour les yeux desséchés !
Qui es-tu ? Un mort, ou un vivant ? Ou bien,
vivant, et mort - soi-même et autre ?
Traduit par Olaf Hedera
Cet étang grêlé, automnal, étang noir
comme l’anthracite des visions, le silex du cri,
des yeux de Lucifer scintille.
Les profondeurs enivrantes se frottent contre les jambes.
S’en arrache le vol sanglant des corbeaux
du futur. Et volent leurs ailes de couteaux,
au-dessus du ravin, et se ruent droit
sur la voûte frêle des cieux, sur les pins aux longs cous,
sur ma tête de paria.
Trop frottés les yeux ne font plus qu’un seul œil –
répétition de cet étant noir,
qui de force les enfoncera dans le crâne.
Toi, le désarmé,
le sens-tu, le sens-tu, ce courant d’air dans l’âme ?
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Il me semble, j’entends : les châtaigniers éclosent,
jaillissent les gemmes jaunes et verts
et tout à côté - le ciel de Kéïv
s’emplit du brouhaha printanier et fragrant.
Il me semble, je vois : les plantes vives rompent
là où les ruisseaux se sont tu,
et l’Ukraïne, la Femme-Cygne, la Gloire
du regard accompagne son fils.
Est-ce vraiment - avril, et le gazouillis des étourneaux,
ou bien de sottes railleries, ou d’un compagnon
la roulade interrompue ? De qui le chuchotement
arrêté sur le couteau rouillé ?
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
L’âme est paisible comme un lac,
aux reflets bleutés.
Entre Tourov et Mozyr
est désormais ma destinée.
Brille l’horizon, mûr de soleil,
le jour se blottit contre la rive.
Comme une zibeline blanche près de moi
tremble le manche de l’aimée.
Tu fus pour moi une colombe,
tes ailes déploya,
mari, enfant et nourrisson
jusqu’au ciel m’éleva.
Traduit par Alice Kessoss
Penches-toi au coquillage des souvenirs - écoute :
te rapportera tout ce que tu désires
l’oreille dressée d’avoir été guetteur
qui, si elle ne te vole, te sauvera
tu seras libre et du mutisme et du silence
et de la peine lourde, comme un poing.
Dans une haute, une lointaine geôle
jacassent les colombes, jacassent pour le soleil.
Demande - il ne refusera pas
et t’offrira confiance en toi
ce coquillage bleu, chasseur d’écho,
et devenu parlant d’avoir été tant écouté.
Traduit par Olaf Hedera
à mon fils
Tu es déjà par-delà ma mémoire. Dans les ténèbres
d’une perte, à laquelle mon cœur déjà s’est habitué.
Tu brilles, comme une étoile, depuis les profondeurs
les plus hautes des cieux. Toujours
tu n’as que cinq ans. Dans ces petites années enclos
comme une graine dans sa gangue. Ô ma souffrance,
réduite en cendres, combien serait insupportable
de te faire naître une seconde fois
et, comme alors, de te voir - nouveau-né !
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Est-il possible que tu sois né, bonhomme,
pour m’épier dans ma cellule de moine ?
Est-ce que ta vie ne t’appelle pas ?
Aurais-tu la vocation pour ce métier sans joie,
où la souffrance humaine est le ferment de tout.
Dedans ma peine tu es toujours debout,
de ton malheur s’emplit mon cœur
malade. Toi - deux fois
plus malheureux que moi. Je suis. Tu n’es qu’une ombre.
Je suis le bien. Toi - décrépitude et corruption.
Et notre lot commun - c’est être prisonniers,
de part et d’autre d’une porte. Toi là-bas, moi - ici.
Séparés par le mur, comme par le statut.
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Ici les rêves combattent l’épaisseur de l’oubli
comme des serpents ils se délectent du souvenir,
ici, sur le faîte de la vie passée,
ils se déhanchent, se tordent, comme des pantins
des intermèdes faciles. Ici tout ce qui vit
se cache dans les ténèbres et là existe :
empuanti de mort. L’œil du tombeau
jamais ne détourne son regard - surveille
de peur de nous perdre. Dans le sommeil hâtif
la malédiction entrera affûtée comme un couteau
et tournera dans l’âme béante.
Car il se presse - mon pire ennemi –
d’asperger sa lame avec mon sang,
pour que moi aussi, je devienne comme il le faut - rassis.
Traduit par Olaf Hedera
Par toi, l’unique, le monde est sanctifié,
par toi, l’unique, se gorgent les bourgeons,
la brume des labours par ton esprit s’élève,
par toi, l’unique, s’égaie le nourrisson.
La chanson de l’obier mousse au-dessus de l’eau –
par toi l’unique, par toi l’unique.
Par toi mon cœur ne cesse de crier.
Par toi, l’unique j’ai la force d’aller
en avant par la tourmente cosmique,
Par Toi, l’unique, par Toi - Unique !
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Mornes et bleus comme des oiseaux,
déjà sans ailes, déjà sans ciel,
assis au bord de leurs tombeaux –
ils n’atteignent pas l’eau éternelle.
Sur le champ de ruines séculaire
le dépit sème le dépit,
ils n’ont pas de destinée commune,
le toit commun leur est sans joie.
Alors ils naviguent parmi les pages,
avec les deuils ils glacent leurs âmes,
réveillent les morts - sans succès,
et de leurs mutisme - les maudissent.
Leur chemin est tracé –
défoncé, abrupt et escarpé.
Mais déjà vient l’heure funeste
et les trompettes fatales de cent gorges mugissent.
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Déjà se lèvent d’inconnus orages,
et quelque part les déments font la noce.
Pressentiments, rebuffades, et menaces
ne me lâchent pas des yeux.
Pour où, pour quoi ? Je ne sais, je l’ignore.
La trompette à la gorge de cuivre gémit.
Passent les postes de transit - sans fin ni trêve.
Tonne le schofar. Par les ténèbres le monde est envahi.
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Cela est bon que je ne craigne point la mort
ni de ma croix trop lourde ne me plaigne.
Que devant vous, mes juges je ne plie
dans la menace des verstes inconnues.
Que j’aie vécu, aimé, sans me souiller d’ordure,
de haine, d’imprécation ni même de repentir.
Vers toi mon peuple je reviendrai encore
quand dans la mort j’offrirai à la vie
mon visage émacié et patient.
Devant toi, comme un fils, je m’inclinerai à terre ;
mon regard franc dans tes yeux francs poserai
et m’unirai avec toi, mon pays, dans la mort.
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Que c’est bien que je n’aie pas peur de la mort
Et que je ne demande jamais si ma croix est lourde,
Que je ne me plie pas devant vous mes juges,
Pressentant des distances inconnues,
Que j’aie vécu et que j’ai aimé
Sans jamais être souillé de mal,
De détestation, sans jamais apprendre
A maudire et à me repentir.
Mon peuple, je vais revenir auprès de toi,
En tournant après ma mort vers la vie
Mon visage tourmenté de souffrances.
Ton fils, je m’inclinerai jusqu’à terre
Devant toi et te regarderai franchement dans les yeux,
Et dans ma mort je resterai à jamais avec ma patrie.
Traduit par Marie Venhrénivska
Tirée de : Victor Koptilov. Parlons ukrainien. Langue et culture. L’Harmattan. Paris. 1995
Déjà est terminé l’inventaire de ma vie,
paragraphes, divisions, subdivisions.
Ça va être ta fête, ton hagiographie,
voici la punition, la fiole de poison.
Par-dessus ce mut de prison, par-dessus la tristesse,
par-dessus le clocher de la Sainte Sophie,
tu m’élèves, mon esprit. Et même si je meurs –
à ma place il chantera
trois mille soirées perdues
trois mille aurores fourvoyées
qui tels des cerfs traversant les fourrés,
m’ayant trouvé mort ne m’ont pas réveillé.
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Tu peux me jalouser, Balzac : voici la bure
et le silence, le calme, la solitude et la pénombre !
Bien sûr nous devons nous coucher de bonheur
alors tu exorbite les yeux sur la tour TV, reconnaissable aux rubis
dispersés, comme le bonheur haï.
Alors se réveille le savoir
de faire venir l’inspiration, qui chasse
les rêves les plus doux,
et dit : scrute l’horizon prophétique,
qui ne connait nit joie, ni espoir.
C’est là pour toi la terre promise. Cela est ton pays.
Traduit par Alice Kessoss
Je te demande Seigneur - le pur courroux,
ne le prends pas en mauvaise part.
Je tiendrais - où que je me tienne.
Soit loué d’avoir fait la vie humaine
si brève, même si d’espoir
je la prolonge dans les siècles.
D’une pensée je chasse la tristesse,
pour que je sois toujours comme mère m’a faite
et m’a bénie sur le seuil.
Cela est bien qu’elle n’a pas su
me préserver du malheur.
Traduit par Alice Kessoss
Au-dessus de moi le couvercle indigo du ciel :
le noirâtre cercueil de mâchefer
de tous côtés revêt mon âme. Ainsi soit-il :
déjà la dernière corde a rompu,
d’espérances trop tendue. Suffit.
La patience est à bout. Ta fin
te veut convaincre, elle prêche, supplie :
meurs donc, si tu le peux. Au diable
les années, qui resteraient à vivre.
Va contracter ton tout dernier mariage :
jamais le seigle sur la pierre ne germera
jamais le chêne mort ne feuillera plus.
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Combien de mots, comme des âmes d’enfants mort-nés !
Et comme des balles, frappent à côté
et ratent mon essence vivante
mais ne font que se dresser.
Et moi j’erre - à travers ces mots mensongers,
car c’est un combat ici, car ici c’est le front,
où tes soldats sont uniquement des mots.
Et sèment la trahison des souvenirs pénibles...
Alors ne te dupe pas, ayant choisi le bien,
et ne t’égare pas dans l’immensité de tes peines.
Me souvenant, je cède à la fatigue,
même si de lassitude je mourrais
et me cacherais dans la nuit mouchetée,
où l’on ne prête pas attention ni au chagrin, ni aux joies,
où l’on ne vit pas, où l’on rumine sa mort.
Combien de mots, comme des âmes d’enfants mort-nés !
Traduit par Alice Kessoss
Je vais à toi à travers des de doutes innombrables
le bien et la vérité du siècle. A travers
les découragements sans nombre. Mon âme fut assoiffée du ciel
dans le vol intranquille se tiens la route vers la colonne
d’un haut feu, illuminé
par ton seul désir. Jusque là-bas
où jamais ne s’est posé le pied de l’homme
d’un sommet sur l’autre, jusqu’au delà des limites de la mort
des audaces humaines, au-delà du vide noir,
où déjà il n’y a plus ni bonheur, ni malheur.
Et l’élan prophétise : ne t’arrête pas, va.
C’est le juste chemin. Tu es son précurseur.
Traduit par Alice Kessoss
Alentour les malheurs sont élagués
coupés les chants des pleureuses.
Quelque par au-dessus de la table du soir –
à jamais. Sur ce temps,
sanglotent nos mères,
noires de séparation
et se tordent les mains.
Nos peines sont encore trop légères ?
Emplis-toi de patience.
Alentour les malheurs sont élagués
coupés les chants des pleureuses.
Traduit par Olaf Hedera
Cette douleur - comme un alcool des agonies,
comme un chagrin gelé à se briser.
Réimprimez les malédictions
et recopiez la peine.
Depuis longtemps oublié, ce qui est vivre
et ce qui est le monde, et ce qui est toi.
Car dans son propre corps entrer,
les frénétiques seuls le peuvent.
Alors enrage encore longtemps,
enrage, jusqu’à
la mort, quand sentiras tes propres pas sur ta tête grisonnante.
Traduit par Olaf Hedera
Il n’y a pas de Dieu sur cette terre :
Il n’a pas supporté - Il s’est enfui
pour ne pas voir les injustices inhumaines,
les tortures diaboliques, les vilenies.
Dans le pays vicieux il y a un dieu vicieux –
seigneur des revenants et maître de la fureur
enragée - il ne connaît pas de joie,
à part cette joie unique : tout détruire
et mutiler, et abaisser peu à peu
les cieux vers la terre, pour que le monde
deviennent privé de cieux. Patrie
pour les déments : bourreaux-victimes. Bon Dieu est mort.
Traduit par Alice Kessoss
La flaque comme une araignée écrasée,
éblouissait la route, éclipsait les pas
dérangeant la marche humaine
et les cris du crépuscule. A travers la brume
de l’horizon se levait la lune pleine,
grimpant furtive le long des branches nues
des arbres dépouillés sous le vent de l’automne.
Sur l’asphalte courait un vieux chien perdu
qui fuyait apeuré le tumulte des hommes
les klaxons des voitures et l’eau profonde,
ardente et noire comme minuit,
qui aux clôtures tirait une langue
mauvaise de bandit.
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Tout mon espace c’est quatre sur quatre.
Où que tu regardes c’est le mur, l’angle et le coin.
Ce mâchefer grisâtre mangea l’âme entière,
ce mâchefer, cette tresse de chemins brisés.
Et par delà la mort - mon cher pays !
Le puits, la haie et deux fenêtres tristes,
qui se consument dans le feu du soir.
Et dans chaque vitre - comme deux braises –
deux yeux tristes sont incrustés. C’est toi,
ô ma très sainte, ma mère, ô ma colombe !
Personne ne saura dire le chemin qui mène à toi,
jamais je n’entrerais dans ta nuit sans sommeil.
Mais guette-moi. Attends-moi. Attends,
sans doute en vain, attends, ma bienheureuse,
et prie le Seigneur pour moi.
Et si la mort me prend - guette-moi de l’au-delà.
Traduit par Alice Kessoss
in memoriam A. Horska
Deviens furieux mon cœur, mûris, ne sanglote pas !
Dans la gelée noire est le soleil de l’Oukraïne,
Tu dois chercher l’ombre rouge de l’obier.
Sur les eaux noires tu dois chercher son ombre.
Car nous sommes une poignée. Une minuscule poignée
Qui sert pour les prières et pour l’espoir.
A l’aube, déjà, le destin nous avait mis en garde,
Que le sang de l’obier est épais,
Qu’il est âpre comme le sang de nos veines.
Dans la gelée blanche de blanches pleureuses,
Ces graines de douleur, qui dans les profondeurs chutent,
Et se révèlent par le malheur profond et immortel.
Traduit par Oles Masliouk
L’attente est vaine. Toi - qui n’es plus que pointillé de morts
de l’âme vivante. Rejette l’espoir,
fixe hardiment l’ombre de l’existence,
qui n’a pas un regard pour nous.
Que vaux-tu sans les spectres salvateurs
des agonies vivantes qui, de toi, se jouent,
Colin-Maillard ? Abrite-toi - dans le malheur,
et de l’époque recouvre ton front nu.
Que vaux-tu, sans le masque perdu,
dont la cuirasse froide glaçait ta douleur ?
Voici que l’âme s’arrachant de ton corps,
dans sa hâte le troue.
Ne te rends pas - aux printemps.
Aux hivers –
plus facile de ne pas se rendre.
Ne te rends pas au printemps.
Tiens-toi à la peine, la très pure
tiens-toi à la folle douleur
et ainsi existe, car cela est - la vie.
Traduit par Oles Masliouk
Qu’il est bon de se semer sous le ciel
une fois le pain des morts bien mis en tas,
veiller sur le sommeil des yeux,
veiller, puisqu’il faut distiller le miel des fautes
dans les jattes cuivrées des nuits.
Qu’il est dur de croire que les années
sonneront pour nos âmes,
que les hautes montagnes courbées
crouleront soudain, que les sources
rompront les barreaux mortels de nos poitrines.
Traduit par Olaf Hedera
A part la pluie, pas âme qui vive autour –
et seul la steppe, la steppe, la steppe, la steppe.
Et sombre, silencieuse et nue est la Passion
mais les épines remplacent les santons.
Et en amont jaillissait l’eau, démente,
accrochant une auto à sa bosse
et lentement s’érigeait dur
mon âme, saoule de jouissances.
La terre et le ciel s’en allaient déjà coucher,
la route vociférait d’horreur
et dans la vague du ciel lançait des dards,
et l’autre hurlait, on aurait dit un fou.
Traduit par Olaf Hedera
Déjà en moi naît Dieu
et peu à peu me change l’âme
et remplit mes poumons de froid, et de lumière,
et m’annihile. Je te salue, ô jour certain !
Sans bornes s’agrandit la vue,
la terre s’éloigne, comme une étoile des ténèbres,
ma propre tête est pleine de soleil,
pressentant déjà la joie qui précède la mort.
Bénis-moi, sublime instant –
Se consumer soudain et revenir
éternellement au corps. Dépasser
et par hasard entrer dans un millier de mondes,
dont chacun rajeunit. Car dans aucun
je ne réside. Je passe seulement,
en invité. Y regarder à satiété est vain :
il n’y aura jamais de retour vers eux.
Seule la mémoire, peut-être : ici on m’écorcha
à vif. Mémoire. Voilà
Bénis-moi, mon jour certain,
commencer là, où je viens juste de finir,
finir là, vers quoi de toute éternité
pour moi sont interdits les voies et les chemins.
Jour non miséricordieux - bénis-moi.
Traduit par Alice Kessoss
Tu es quelque part derrière l’oubli blanc
et même plus loin que loin.
De ta jeune vie tu soupèse tout
dans une jeune tristesse.
Sur la rive petite de la solitude
sur le petit sable jaune
je ne vois plus qui j’ai laissé :
ma femme ou bien ma fille.
Comme la vie a été transformée !
Déjà l’endormissement enlace
et celui, assoiffé de retour –
ne devinera plus le sentier.
Traduit par Olaf Hedera
Tout est si immobile où que tu regardes,
comme si ce fût lavé à l’eau d’éternité,
je suis abandonné, derrière le malheur de cendre,
et alentour - le marais, les clairières, la fange...
Nous ne sommes pas. Nous ne sommes pas. Regarde –
le monde s’illumine, et brille et geint.
N’accoucheras-tu jamais, feu échevelé ?
Réduis-moi donc en cendre, mais arrive !
Traduit par Olaf Hedera
Avant que d’arriver - tu pars déjà,
d’un œil trop grand tu n’es cessé de scruter
les bras - forêt d’épines.
De cet œil tu me rends fou. Ô séparation-rencontre, arrête-toi,
oh ! adoucis la douleur de la séparation.
Dis-moi, demain tu reviendras me voir, encore.
Les mains vitrifiées des vieillards - parmi la neige
- et le sang noir par la gorge a coulé.
Traduit par Olaf Hedera
Si clair soudain : le monde t’appartient
impressionné par la richesse offerte
de ce jour d’hui, et tu ressens comme un blasphème :
errer par la forêt, aller parmi les bêtes,
fouler du pied les jeunes pousses, pour reconnaître dans l’aube l’approche de tes droits coupables.
Rebrousse chemin et, malade de bonté,
dissous-toi en rosée de fumée parmi les herbes.
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Sont perdus les derniers espoirs.
Enfin tu es libre, libre, libre.
Alors presse-toi, allant dans l’exil de soi
brûle sans pitié les plus chers liens.
Et brûle les vers et brûle ton âme, brûle.
Ta plus pure, ta douleur des sommets - brûlé-là.
Alors, têtu, appareille sans retour,
chaussé des souliers du sans-abri.
Que sera demain ? Dieu donnera le jour et le pain.
Et si ce jour n’arrive jamais ?
Alors - péris, alors - péris,
marchant vers la mort à tâtons.
Traduit par Olaf Hedera
Une montagne est l’hiver,
l’autre est l’été,
je me tiens au milieu,
comme l’automne.
Et le soleil, le soleil –
forcené
faisait fondre le miel rance
du schiste.
Et les mouches de la Kolyma
bourdonnèrent pour moi,
et j’ai senti l’herbe
d’antan,
car toi, mon ange,
tu veillais sur moi.
Toi - ma fiancée,
ou bien ma veuve ?
Traduit par Olaf Hedera

Hors recueils

Lorsque j’étais encore petit, maman acheta un miroir. De là pour la première fois me regardèrent mes yeux, ma bouche, mes lèvres. Le miroir ressemblait à un cadavre, et celui qui s’y tenait en tirant la langue - lui aussi ressemblait à un cadavre. Lorsque 1 000 vassyls l’auront traversé - je mourrai. Tout d’abord j’y laisserai mes lèvres. Un jour en le quittant je n’aurai plus d’oreilles, mais je ne le remarquerai pas en regardant le reflet. Je me suis mis à avoir peur du miroir. Il me transformait à chaque fois, mais en masquant habilement les pertes. Que restera-t-il de moi après des années - pensai-je.
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Donne-moi la main maman, revenons en arrière
le long des murs des ans et de l’oubli
allons dans la pénombre du passé très ancien
allons là, où la mémoire du soleil scintille –
un bref instant - puis s’éteint.
Le ravins noirs des séparations séculaires
ne nous effraient pas - il suffit d’enjamber, aller plus loin
le long des magasins, des files d’attente,
des herbes folles du potager,
le long des ateliers de l’usine
de jouets d’enfants, de munitions et d’explosifs,
le long des normes journalières de l’esclavage kolkhozien
allons, maman. Voici l’arrêt.
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Quand l’Oukraïne entre dans mes songes –
c’est sans obier, sans tournesols, ni soleils,
au crépuscule. Comme une veuve,
avec son baluchon l’Oukraïne entre chez elle,
pour étancher la soif et s’enquérir de la santé,
s’asseoir au bout du banc. Souffler un peu,
et de la main essuyer la sueur,
noire comme du tchornozem.
Traduit par Oles Masliouk
La soirée tardive
Et les plaintes des vieillards
Au-delà du lent ruisseau
De leurs conversations.
Dehors - les tempêtes de neige,
Tes épaules voûtées,
Tu écoutes les chorales
De prières sauvages.
Traduit par Oles Masliouk
Mon fier corps illicite !
Que faire de toi ?
Où aller ?
Comment te légaliser ?
Rendu familier par les aïeux,
par mon enfance choyée,
par ma jeunesse acérée,
comment t’appeler mien ?
Mon corps !
Écartelé par l’époque.
Interdit, mais mien.
Mes bras tombent,
mes jambes,
tombe ma tête.
Comme un morceau pourpre –
mon cœur fumant.
Mon fier corps illicite.
Je t’ai préservé comme une prière,
mais tu es étrange :
inadapté à la vie
inadapté
à la période de transition
du socialisme au communisme.
L’on t’écartèle
on te prend les yeux,
on te prend la langue,
et mes orbites vides
rougeoient, comme mon cœur
redevenu sauvage.
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Dis-moi - le prologue de la nuit
C’est le soir tremblant,
Et le jour déclinant. J’ajouterais :
Que cette nuit soit à nous.
Traduit par Alice Kessoss
Dans tous les yeux, tous les pays, toutes les nuits
je chercherai tes yeux
et tes lèvres en larmes
et tes bras au désespoir.
Traduit par Oles Masliouk
Ici, quelque part sur la grande carte de la république,
on peut voir la silhouette d’un corps humain.
S’imaginer que la tête est pleine d’eau
et que l’homme est pendu par les pieds –
fait frissonner.
C’est donc le contraire : l’homme se tient les pieds dans l’eau.
Mais il ne s’agit pas de ça : ici, de deux-trois fois
devient plus grande l’artère bleue,
ici doit se trouver de la matière grise, saturée d’oxygène.
Il faut la récurer chaque année –
Tels sont nos devoirs d’assainisseurs.
10.9.1970
Traduit par Alice Kessoss
Il m’a semblé alors que je vivais parmi les morts.
Le Christ, l’étoile d’Octobre à la boutonnière
se dépêchait de balayer les trottoirs
avant le couvre-feu.
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
De loques emmitouflées,
Un idiot hurlait au milieu de la place :
Donnez-nous la liberté d’être fou !
Laissez le peuple, qu’il déraisonne !
J’y repensais plus tard :
Aux idiots donner la liberté ?
Traduit par Alice Kessoss
En tant qu’engendrés par le mur, ils prient les murs. Et ils sont heureux lorsque de temps à autre quelque chose passe par dessus - une brique, un morceau de pain ou autre chose.
Traduit par Alice Kessoss
(Tu n’as jamais brûlé de rouge,
Ô tardif pissenlit ! La tête chenu
Dodeline alanguie de sommeil –
La trace ultime de ta beauté. Comme au printemps, toi aussi
Tu poussais, grandissais en rêvant,
Si fringant dans ta jeune luxuriance...)
Elle tremble de ses fils rompus des espoirs,
La toile d’araignée translucide... Arrête-toi, ô vague !
Traduit par Alice Kessoss
Vous êtes comme des puits nocturnes
(clapote l’eau démente),
perdus dans la vallée (là-haut
clapotent les constellations).
Et quel silence, quelles ténèbres !
Quelle solitude sans fond !
Ô ma terre qu’ils n’ont pas épargnée,
si douce et si enivrante.
Ils sont couchés - sans bras, sans jambes,
le corps entier dans l’œil seul recueilli,
en lui - hurlait d’une larme
le cri aveugle des estropiés.
Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue
Ô terre perdue, ô apparais
même si ce n’est que dans le rêve pénible,
étends-toi en azur,
épanche-toi, vers mon cadavre vain !
Fais-moi revenir parmi les jours oubliés,
asperge-moi de la rosée des souvenirs,
rends-moi à cette pénitence bienheureuse
et dis doucement : endors-toi, malheur !..
Quarante soleils clabaudent dans les lacs,
et les oies descendent dans l’eau.
Dans ces époques lointaines, sans vie,
mes traces se sont perdues.
Où sont-ils les champs bleus, de chagrin parés,
où sont les ténèbres des forêts ?
Les ombres velues des aurores
dessus l’arc-en-ciel des voix,
le chuchotement matinal des suppliantes,
où est le clapotement des ailes, le balancement des vagues
et du vignoble l’odeur sucrée,
comme le péché, le souvenir, comme la souffrance.
Où sont les sphères du jour se balançant ?
Et des frelons le dialogue cuivré,
tes mains comme de la pâte, blanches,
par dessus les champs sans limites,
où sont-elles donc les tresses noires à l’aube,
le lèvres cuites au feu,
boutons de roses odorantes
et toi - pécheresse et sainte,
où est-elle donc cette vallée profonde
et ce petit ravin, et cette niche
où s’agitait le cygne
sont aile robuste rompue ?
Et les vols libres des pigeons,
où sont-ils donc et leurs brisures d’arc-en-ciel dans l’aile ?
Passé, réponds, où es-tu donc ?
J’ai oublié mes heures et mes malheurs.
Ô terre perdue, ô apparais,
même si ce n’est que dans le rêve pénible,
étends-toi en azur
et sauve-moi l’âme.
Traduit par Alice Kessoss
J’ai appris à mesurer la profondeur –
des cieux et des cœurs humains. Je sais
l’inconnaissable. Mais comment
préserver de la mort ma chère terre,
préserver de la mort, des tempêtes,
sauver les têtes, faire de l’esprit
pendant que la vie tambourine
sur les crânes humains, jaunis par le temps.
(Comme un rosaire, les crânes humains jaunis).
Traduit par Alice Kessoss
Œuvres publiées en français:
  • Vassyl Stouss, Recueil : Correspondance, critique littéraire, poèmes », collectif de trad., dossier réalisé par M. Kotsyoubynska et M. Malanchuk, dans L’Intranquille, Paris, 1999, no 4-5, pp. 387-604.

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