Hryhoriy Skovoroda (1722-1794)

Chronologie de la vie

1722 Naissance de Grégoire à Tchornouliv, Ukraine.

1738 À 15 ans, il étudie à l’Académie de Pierre Mohyla à Kiev.

1742-1744 Séjour à Petrograd, choriste à la Cour de l’impératrice Elizabeth.

1744 Retour en Ukraine à l’Académie de Kiev.

1750 Agrégé de philosophie, Skovoroda, à l’âge de 28 ans, quitte son alma mater, l’Académie de Kiev.

1750 Skovoroda entreprend de grands voyages.

1752 De retour en Ukraine, Skovoroda apprend la mort de ses parents.

1752-1753 Il est nommé lecteur au petit séminaire de Péréyaslav, près de Kiev.

1754-1759 Il est précepteur chez Monsieur Tamara, un riche cultivateur. Période fructueuse au cours de laquelle il écrit : « Le jardin des chants divins ».

1759 Professeur de littérature à l’Université de Kharkiw en Ukraine orientale.

1765 Reçoit la chaire de Théologie Morale à l’Université de Kharkiw.

1767 Quitte l’Université de Kharkiw.

1767 Écrit «Narcisse » et « Askhan », deux dialogues sur le « Connais-toi toi-même ».

1768-1794 Il voyage à travers l’Ukraine. Écrit ses dialogues, son œuvre philosophique fleurit.

1794 Le 9 novembre, Grégoire Skovoroda s’éteint dans le petit village de Skovorodynivka, dans la région de Kharkiw.

La vie et le milieu culturel

Grégoire naquit le 3 décembre 1722, en Ukraine, dans le petit village de Tchornoliv, situé à 150 kilomètres à l’ouest de Poltava. Il était le fils d’un simple cultivateur cosaque, Sava, et de sa femme, Pélagie.

Nous savons peu de choses sur les premières années de sa vie. Nous ignorons même où il fit ses études primaires. Dès son jeune âge, il fut initié à la vie de l’esprit et du cœur par le curé de son église paroissiale, et dès cette époque, il se montra studieux et diligent. Il apprit à lire la Bible et il conserva toujours une prédilection pour ce livre qu’il commença à lire seul très tôt: « J’ai commencé à lire la Bible à l’âge de treize ans », écrit-il. Tchijevski précise que Skovoroda ne lut pas la Bible pour la première fois à cet âge, mais qu’il commença seulement à en saisir le sens profond.

Il vécut très près de son peuple et de ses traditions et, déjà enfant, il fut fasciné par la splendeur des vastes steppes de l’Ukraine. Profondément croyant, il prit soin de laisser mûrir dans son âme les traditions religieuses ukrainiennes tout en gardant une profonde liberté intérieure qui est une caractéristique fondamentale du cosaque ukrainien.

Quant à ses talents poétiques, ils commencèrent à se manifester lors de son séjour dans la région de Poltava, où vivaient de nombreux Kobsars.

À l’âge de seize ans, il savait déjà ce qu’il voulait. Il demanda à son père de l’envoyer à l’Académie de Pierre Mohyla, plus connue sous le nom de l’Académie de Kiev et qui, à l’époque, était l’université la plus célèbre de l’Europe orientale. Ce centre de haut savoir pourrait se comparer aujourd’hui à l’Université Harvard, d’Oxford, à la Sorbonne ou à Louvain. Le diplômé qui sortait de l’Académie de Kiev était quelqu’un ! Cette école supérieure desservait les peuples slaves et non slaves de l’Europe méridionale, notamment les Bulgares, les Serbes, les Roumains, les Moldaves et les Grecs.

Dans cette académie, Skovoroda étudia les sciences humaines, les langues classiques et modernes, la philosophie, la théologie et la littérature. Sous l’influence de la pensée d’Aristote, de saint Augustin et de saint Thomas d’Aquin, l’enseignement de la philosophie était donné en latin et comprenait la logique, philosophie de la raison, la physique, philosophie de la nature, et la métaphysique, philosophie transcendantale. On se référait constamment aux auteurs grecs et latins et également aux auteurs de la Renaissance tels que Pétrarque, Boccace, Le Tasse, Campanelle, Vivés et Erasme. C’est aussi l’Académie de Kiev que Skovoroda découvrit les philosophes occidentaux modernes comme Descartes, Leibnitz, Spinoza, Wolf, Diderot, Voltaire, Montesquieu et Rousseau.

Il connaissait plusieurs langues anciennes et modernes. Lui-même confessa à Kovalinski, son biographe, qu’il connaissait, en plus de l’ukrainien, sa langue maternelle, l’hébreu, le grec, le latin, l’allemand, le russe et le polonais. Il maîtrisait le latin aussi bien que sa langue maternelle: ses œuvres en sont une preuve, car presque toutes contiennent des textes en latin. Il a laissé des traductions de Cicéron, de Plutarque et d’autres auteurs latins ainsi que 79 lettres en latin adressées à Kovalinski.

Skovoroda demeura à l’Académie de Kiev de 1738 à 1750, sauf de 1742 à 1744, années pendant lesquelles il séjourna à Pétrograd. Ayant de l’oreille et doué d’une fort belle voix, il fut invité en 1742 à se joindre aux choristes à l’occasion du couronnement de l’impératrice Elisabeth. Skovoroda jouait d’ailleurs lui-même de plusieurs instruments de musique dont la bandoura, la flûte et le violon. Il avait dix-neuf ans. Le voici donc à Saint-Petersbourg, dans un monde nouveau, inconnu, voluptueux : celui de la capitale. Il prend contact avec la vie insouciante de la cour. Tous les courtisans sont richement vêtus, bien nourris et s’amusent dans une allégresse générale au nom et à la santé de l’impératrice Elizabeth. Déjà, Skovoroda témoigne d’une force de caractère et d’une puissance de volonté peu communes en repoussant les séductions de ce monde. Invité d’honneur de la tsarine russe Elisabeth, il bénéficie de nombreux privilèges dont celui de fréquenter la bibliothèque de l’Académie de Pétrov. C’est là qu’il approfondit les auteurs anciens les plus célèbres depuis Socrate jusqu’à Aristote. Il peut également consulter les nouvelles éditions de Descartes, de John Locke, de Bacon, de Spinoza et de Diderot. Pourtant, il a hâte de retourner dans son Ukraine natale, à l’Académie de Kiev qui jouissait d’une réputation exceptionnelle en Europe grâce au prestige de ses maîtres. En 1744, son désir se réalise lorsque Elizabeth avec toute sa cour s’installe à Kiev. Là, sur la demande expresse de Skovoroda, l’impératrice lui accorde congé.

À vingt-huit ans, il est déjà agrégé. Esprit cultivé au sens classique du terme, il a le privilège de fréquenter l’Académie de Kiev alors en plein essor. Il regrette, cependant, qu’elle n’enseigne pas les racines des choses, qu’elle ne pénètre pas la nature des choses et de l’homme intérieur. Cinquante ans plus tard, un autre grand philosophe, Henry Thoreau, reproche les mêmes lacunes à l’Université Harvard où il avait fait ses études en soulignant qu’elle « enseignait toutes les branches, mais aucune des racines (du savoir) ». Comme Thoreau, Skovoroda voulait absolument s’en tenir aux choses essentielles de la vie afin de ne pas manquer le « courant » et « l’élan » de la vie. Avec toute la reconnaissance et la ferveur cordocentrique dont il était capable, Skovoroda aima son Académie, mais il aime encore plus la Vérité.

En 1750, Skovoroda quitta définitivement l’Académie pour entreprendre de longs séjours à l’étranger en compagnie du général Vichnievski, chargé de mission pour la cour, qui partait pour Tokaj. Grégoire visita ainsi la Hongrie, l’Autriche (Vienne et d’autres villes voisines), la Tchécoslovaquie (Bratislava), la Pologne, l’Allemagne et le nord de l’Italie. Le jeune philosophe rencotra partout des intellectuels, des hommes de sciences avec qui il put converser aisément grâce à sa connaissance du latin, langue diplomatique et internationale. C’est pour les gens simples qu’il reversa cependant s plus grande admiration. Il fréquenta certaines universités européennes, et étudia les littératures étrangères. C’est aussi à l’étranger qu’il mit en pratique ses dons de polyglotte. Il nous fait remarquer que Skovoroda avait une connaissance « exceptionnelle » des Anciens, comme Platon, Aristote, Epicure, Philon, Plutarque, Sénèque, ainsi que des Pères de l’Église, notamment Denys l’ Aréopagite, Maxime le Confesseur et Grégoire de Nazianze. Cette érudition ne le détourna cependant ni de la Bible ni de son pays natal.

En 1752, de retour en Ukraine, il regagna son village de Tchornouliv où il apprit la mort de ses parents. Il avait alors trente ans. Il acheva sa période de Formation en approfondissant l’antiquité classique, les philosophes et les poètes. Il voulait également parfaire son éducation en étudiant les Pères grecs, Origène, Clément d’Alexandrie, Denys l’Aréopagyte, Maxime le Confesseur. Riche d’expériences, de lectures, de réflexions et de mûrissement intérieur, Skovoroda élaborera une philosophie originale et puissante. C’est un penseur chrétien, mais un penseur libre à l’égard de l’Église et de l religion institutionnalisée. Dorénavant, il se consacrera à la découverte de la beauté de l’univers du cœur dans l’homme, des profondeurs spirituelles de son propre coeur et il transmettra le fruit de ses recherches à la jeunesse ukrainienne.

Il tenta de faire une carrière dans l’enseignement. On lui offrit un poste de professeur de littérature au séminaire de Péréyaslav, charmante petite ville sur le Dniepr près de Kiev. Au point de vue pédagogique, il se montra diligent, innovateur et original. Il enseigna cependant à sa façon. Ainsi, il dévoila une fois encore son individualisme cordocentrique modéré, en respectant le solide acquis et en enrichissant sa matière par la pratique de l’aggiornamento quotidien. Un an plus tard, il entrait en conflit avec ses supérieurs au sujet de son cours de poétique.

« Sa pédagogie consistait à partir de la nature, c’est- à-dire des capacités du jeune homme pour le hausser peu à peu à des niveaux supérieurs en profitant des enseignements de la vie de chaque jour. » Cette méthode d’enseignement moderniste et innovatrice scandalisa l’évêque du séminaire qui le congédia. « Ejectus sum cum maximo dolore », écria-t-il.

De 1754 à 1759, il devint précepteur chez un riche propriétaire terrien, Monsieur Tamara, du village de Kovpaya, près de Péréyasliv. Entre-temps, on lui proposa un poste de professeur à l’Académie de théologie de Moscou où Skovoroda se rendit. Mais, pour sauvegarder sa liberté de pensée, son indépendance et la franchise de son esprit, il déclina l’offre et revint en Ukraine. Il retourna chez Tamara où il reprit ses anciennes fonctions et il noua avec lui des relations très cordiales. Il demeura là quatre longues années. Ce fut un temps de paix et de stabilité au cours duquel il connut une période fructueuse durant laquelle il écrivit plusieurs de ses poèmes notamment « Le jardin des chants divins ».

En 1759, Skovoroda fut nommé professeur de littérature à l’Université de Kharkiw, en Ukraine orientale. En 1760, l’évêque de Kharkiw l’incita à se faire ordonner prêtre, mais il rejeta vivement cette proposition en répliquant à l’évêque : « Voulez-vous que moi aussi j’augmente le nombre de pharisiens ? Mangez grassement, buvez goulûment, habillez-vous avec recherche et puis faites-vous moines ! Est-ce ce que vous voulez ? »

Il ne voyait en effet parmi les moines de son temps qu’une poignée d’hommes vraiment sincères et uniquement voués à la gloire de Dieu. Tous les autres recherchaient des honneurs terrestres.

Ces paroles ne lui attirèrent pas beaucoup d’amis dans le clergé de son temps. Tout en refusant de s’associer aux « théologiens de l’école » ou de se joindre à la « mascarade monacale », il demeura un philosophe très religieux. Sa philosophie en témoigne amplement.

Il fut malgré tout rappelé au Collège de Kharkiv par le même évêque qui l’avait congédié pour y enseigner la poésie, la syntaxe, le grec et le latin. En 1765, il reçut la chaire de théologie morale. Il écrivit pour les étudiants un petit livre sur la morale qui fut très controversé et mal accueillir les autorités du Collège. Il rédigea deux leçons inaugurales sur les « bonnes moeurs chrétiennes » et un traité intitulé « Portes d’entrée à la morale chrétienne pour la jeune noblesse de la province de Kharkiw ». Après une longue polémique, il démissionne de sa chaire de théologie morale et quitta le Collège.

Ses huit années au Collège de Kharkiw ne furent ps sans joie. C’est là en effet qu’il rencontre le jeune M. Kovalinski à qui il voua une profonde amitié qui durera toute sa vie. Cette sorte de « roman spirituel » remplit son existence d’une grande joie. Le jeune Kovalinski portait une affection également profonde au vieux maître dont il écrivit une remarquable biographie. »

Ayant abandonné, pour des raisons de principe, l’enseignement institutionnalisé, Skovoroda voyage de village en village et, sa Bible à la main, médite sur les grandes questions philosophique de la vie. « Qu’est-ce que la vie ? », écrit-t-il ; « c’est une pérégrination : on fait son chemin sans savoir où aller ni pourquoi. » Partout où il va, on le reçoit avec joie, on lui offre une hospitalité chaleureuse. Ce sont les gens simples, les paysans, les cosaques qui apportent l’indispensable aide matérielle à notre philosophe et qui viennent écouter ses paroles. Skovoroda est profondément touché par la bonté du cœur de son peuple, par la générosité de ces gens non déformés par les excès d’un intellectualisme desséchant. Il connaît alors une période d’intense créativité. Durant ces années, il écrit tous ses « Dialogues » et son œuvre philosophique fleurit à profusion. Pour des raisons de censure, malheureusement, aucun de ces écrits ne fut publié de son vivant. Pourtant, ses manuscrits s’étendirent comme le feu sur les plaines d’Ukraine grâce â ses fidèles amis et à tous ceux qui le recevaient à cœur ouvert. La hiérarchie ecclésiastique n’aimait pas son esprit fougueux. En 1764, il dut à jamais renoncer à s carrière de professeur.

Un jour, lors d’une visite à Kiev avec son disciple Kovalinski, il eut des entretiens avec ses anciens collègues de l’Académie. Il y rencontra également des amis et des membres de sa famille qui étaient devenus moines au grand monastère de Pecherskaya-Laura. Tous l’exhortèrent à en faire autant et lui dirent : « Il est temps de ne plus errer dans ce monde ! L’heure est venue d’accoster au port ! Nous connaissons tes talents, la Sainte-Laure te recevra comme le fils bien-aimé, tu seras le pilier du temple et l beauté de l’Église. » «ô révérends frères, répliqua Skovoroda vigoureusement, je ne veux pas augmenter le nombre de piliers, qui ne peuvent contenir vos cœurs dans le temple de Dieu ! »

Cet individualisme cordocentrique, source de sa conception religieuse et mystique de la vie, est curieux et étonna plusieurs membres du clergé même les mieux intentionnés. « De nombreuses gens s’inquiétèrent : Que fait Skovoroda ? – Je me réjouis du Seigneur, je connais la joie de Dieu, mon Sauveur. Le sacré – mère éternelle – nourrit ma vieillesse. »

Tiraillé de tous les côtés par les offres qu’on lui proposait dans les institutions publiques et religieuses les plus renommées de son temps, Skovoroda accepta celles qui n’entravaient pas sa pensée personnelle et l’autonomie de son esprit. Il déclina toutes les autres qui étaient susceptibles de lui enlever ne serait- ce qu’une parcelle de sa liberté intérieure. En 1794, Skovoroda rendit une dernière visite à son fidèle mi Kovalinski à qui il remit tous ses manuscrits. Deux mois plus tard, le cœur de Skovoroda cessa de battre et il s’éteignit le 9 novembre. Grégoire Skovoroda repose dans le petit village d’Iwanivka (aujourd’hui Skovorodynivka) dans la région de Kharkiw. Fidèle à son testament, on peut lire sur sa tombe l’épitaphe suivante : « Le monde m’a pourchassé, point ne m’a capturé. »

La philosophie

Grégoire Skovoroda nous intéresse d’abord parce qu’il est le premier philosophe slave et davantage en tant que fondateur d’une philosophie nouvelle et originale : la philosophie cordocentrique. Essentiellement en harmonie avec l’esprit et la nature de l’homme, l’œuvre skovorodienne est importante à la fois en soi et dans son caractère historique. La conception philosophique que Skovoroda donne au terme « cœur » est imprégnée d’une réalité inhérente à chaque être humain, indépendamment de l’époque ou de la nation dans laquelle il vit.

Dans le langage quotidien, par « cœur » il faut entendre une activité de l’âme, un élément qui correspond à l’ensemble des sentiments de la vie affective par opposition à l’esprit, à l’intelligence. Mais jamais, semble-t-il, personne autant que Skovoroda ne s’est sérieusement interrogé sur le rôle du cœur, sur sa fonction réelle et sa signification profonde dans la vie concrète, active et sociale de l’homme. Serait-ce que la conception populaire du cœur soit complète et suffisante en elle-même ? Le cœur n’est-il pas autre chose qu’un ensemble de sentiments communément attribués aux âmes pusillanimes ? N’existe-t-il pas quelque chose de plus beau, de plus profond à découvrir dans le cœur de l’homme ? Ce cœur ne symbolise-t-il ps quelque chose de plus élevé ? Quelque chose que l’intelligence humaine ne saisit qu’avec peine ? Existe-t-il un ou plusieurs cœurs chez l’homme ? Le cœur est-il en mouvement ou bien est-il d’essence immuable ? Est-il ontologiquement bon en soi ? Est-il ontologiquement mauvais ou est-il d’essence neutre? L’importance que l’on attache au cœur est-elle valable ? Ou au contraire est-elle exagérée par la définition même du terme, soit l’ensemble des sentiments de la vie affective ? La solution ne serait-elle pas de chercher à connaître davantage ce cœur humain ? Jugerions-nous notre intérêt pour ce symbole réel comme outrecuidant ou suffisant? Ces questions ultimes engagèrent Grégoire Skovoroda sur la voie de la recherche cordocentrique.

Le mot « cœur » n’a pas la même signification dans la langue ancienne et dans la langue contemporaine. Les résonances qu’éveille le mot cœur ne sont pas identiques en hébreu et en français. Dans la langue française le cœur est lié à l vie affective : c’est lui qui décide si on doit aimer ou détester, craindre ou désirer ; mais en ce qui regarde l’activité intellectuelle, aucun rôle ne lui avait été accordé. En hébreu, langue ancienne, la signification est beaucoup plus vaste, beaucoup plus étendue. Le cœur représente ce qui se trouve à l’intérieur, c’est-à-dire les sentiments, les souvenirs, les pensées, les raisonnements et les projets par opposition à l’ensemble des phénomènes extérieurs. À plusieurs occasions, l’hébreu parle du cœur alors que nous parlons de mémoire, d’esprit ou de conscience. Plus l’extension du terme est grande, plus difficile est sa compréhension humaine. Moins l’extension du terme est grande, plus la compréhension est facile. Chez Skovoroda, le dialecticien cordocentrique, on trouve ce double mouvement de l’esprit. Suivant le contexte, on peut soit restreindre le sens et la signification du symbole cœur à l’aspect intuitif, affectif ou au contraire l’étendre. Le cœur de l’homme désigne alors toute sa personnalité consciente et inconsciente, intellectuelle, volitive et libre.

La philosophie sociale

Le cœur et l’engagement

La philosophie sociale de Grégoire Skovoroda est fondée sur l’action et l’engagement de l’homme et elle rejette toute notion de quiétude et de résignation qui conduisit inévitablement à l’indifférence et à l’apathie qui sont en effet contraires à l nature humaine. Le monde pour Skovoroda n’est pas un spectacle à regarder et moins encore un amusement offert sous forme de dilettantisme. Le monde est un problème à résoudre, l’objet d’une activité de travail constructif et productif. L’homme, esprit incarné, se caractérise pr cette double appartenance à l’ordre phénoménal du monde et à l’ordre cordocentrique de la pensée. Skovoroda a pris conscience de cette double appartenance et y consent.

Skovoroda préconise qu’à côté du systemdenken, de l pensée systématique, de la structure et du système social, il y a problemdenken, la pensée problématique de l’homme et de l société. Skovoroda s’intéresse vivement au problème social et politique en mettant l’accent sur les causes profondes des problèmes sociaux. « Ne prendre aucun intérêt à quoi que ce soit, n’être perturbé en rien signifie ne pas vivre, c’est cela même la mort. L’engagement provient de l’élan de l’âme et la vie est elle-même mouvement... Lorsque l’homme est engagé, il rencontre, certes, des difficultés sur son chemin, mais il trouve aussi l joie. » C’est la joie de pouvoir surmonter les difficultés et de vaincre les obstacles.

Skovoroda rejette également la soumission servile et la résignation avide de l’homme à l’homme ou de l’homme à l’État. Il est contre l’exploitation de l’homme par l’homme et de l’exploitation de l’homme par l’État. Il nous invite à faire face bravement aux difficultés que l’homme rencontre sur le chemin de sa vie avec l’espoir de parvenir à les vaincre une à une. Il rejette aussi la conception stoïque de la résignation dans la souffrance et même la joie de la souffrance ; aucune résignation, si noble soit-elle, ne devrait exister. Cet optimisme combatif vise l’épanouissement total et complet de chaque personne. Pour l’atteindre il faut lutter, se battre même avec le seul espoir fondé sur la foi de réussir. Le but suprême de l vie de l’homme sur cette terre serait d’actualiser toutes ses puissances, ses capacités ; celles du corps et de l’esprit, celles de l volonté et du cœur.

Les extraits du livre :

Kaluzny Antoine Eugène,

La philosophie du cœur de Grégoire Skovoroda,

Fides, 1983, 130 p.

Hryhoryi Skovoroda

Chanson

Chaque ville a ses mœurs et ses lois ; Chaque tête a se raison, A chaque cœur son amour, A chaque gosier son goût. Et moi, je n'ai qu'une idée en tête Et cela seul, je ne l'oublie pas. Pierre pour obtenir des honneurs balaie les antichambres, Le marchand moscovite trompe à la mesure, L'un bâtit sa maison d'une nouvelle manière, L'autre fait de l'usure : vous plait-il d'emprunter ? Et moi, je n'ai qu'une idée en tête Et cela seul je ne l'oublie pas. Celui-ci achète continuellement des terrains. Celui-là importe des races de bestiaux étrangers, L'un dresse son chien pour la chasse, La maison de cet autre retentit comme un cabaret de la voix des invités, Et moi, je n'ai qu'une idée en tête Et cela seul je ne l'oublie pas. Le juriste met la loi à son diapason, A force de disputer la tête de l'étudiant tourne, Ceux-ci, c'est le fils de Vénus qui le travaille ; Chaque tête a sa folie spéciale qui la tourmente. Et moi je n'ai qu'une âme au monde, Si je mourrais, ça ne serait pas sans y penser. Celui-ci avec des mensonges tisse un panégyrique, Le médecin fournit de l'ouvrage aux croque-morts, Celui-là reste en adoration devant l'as de cœur, Etienne court au tribunal, comme s'il allait à la noce. Ô mort terrible, faux impitoyable ! Tu n'épargnes pas la tête des rois, Tu dévores tout comme l'incendie dévore la paille. Qui crachera sur toi, fer aiguisé ? Celui dont la conscience sera pure comme le cristal.

Traduction anonyme, tirée de l'Anthologie de la Littérature Ukrainienne jusqu'au milieu du XIX s. Publié par l'Institut Sociologique Ukrainien. Paris [Prague], 1921.

Chaque ville a ses lois et ses coutumes ; Chaque tête a sa raison, Chaque cœur son amour, Chaque gosier son foût. Et moi, je ne pense qu'à une chose Et je ne saurais l'oublier. Pour obtenir des honneurs; Pierre frotte des antichambres ; Le commerçant moscovite fausse ses poids ; Celui-ci bâtit une maison sur un nouveau plan ; Celui-là pratique l'usure : voulez-vous emprunter ? Et moi, je ne pense qu'à une chose Et je ne saurais l'oublier. Celui-ci achète sans cesse des terres Celui-là fait venir du bétail de l'étranger : Un autre dresse un chien àla chasse ; Un autre emplit d'invités sa maison, qui ressemble à un cabaret. Et moi, je ne pense qu'à une chose Et je ne saurais l'oublier. Le juriste se fatique à tourner la loi ; L'étudiant détraque son cerveau à disputer ; Ceux-là sont poursuivis par le fils de Vénus : Toutes les têtes ont leurs folies. Et moi, ne possédant qu'une âme, Je ne mourrai pas sans y avoir pensé. Celui-ci fait un panégyrique à coups de mensonges ; Le médecin donne du travail aux croque-morts ; Celui-là est l'adorateur de l'as de cœur ; Etienne court au tribunal comme s'il allait à la noce. O mort impitoyable ! ô terrible faux ! Tu n'épargnes pas même les plus hautes têtes ; Comme l'incendie dévore la paille, tu dévores tout. Qui tu méprisera, ô fer aiguisé ? Celui dont la conscience ressemblera au cristal. "

Traduit par Roger Tisserand

Première parution : Roger Tisserand. La vie d'un peuple. L'Ukraine. Librairie orientale et américaine. G.-P. Maisonneuve. 3, rue du Sabot. Paris, 1933.

" Petit oiseau aux plumes dorées, Ne fais pas ton nid si haut. Choisis le vert gazon, Choisis l'herbe verte, Parce que le faucon, au-dessus de ta tête, Plane et voudrait te prendre. C'est de ton sang qu'il se nourrit. Regarde ses serres acérées. Au bord de l'eau, l'érable s'élève ; Sans cesse sa tête oscille, Et quand les vents soufflent impétueux, Ils lui brisent les membres. Tandis que les saules se balancent dans les bas-fonds ; Et leur bruissement berce mon sommeil. Le ruisseau coule tout proche, Il a peu d'eau, on voit le fond. Pourquoi s'attrister D'être né dans un village ? Ils se brisent la tête Ceux qui veulent monter très haut. Je passerai tranquillement; Doucement mes jours. Ainsi les maux m'épargneront Et je trouverai le bonheur. "

Traduit par Roger Tisserand

Première parution : Roger Tisserand. La vie d'un peuple. L'Ukraine. Librairie orientale et américaine. G.-P. Maisonneuve. 3, rue du Sabot. Paris, 1933.

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