Mykhaïlo Haïdaï (1878-1965)


Mykhaïlo Haïdaï (1878-1965) est un folkloriste et collectionneur des chants populaires anciens, chef d’orchestre et dirigeant d’une chorale, musicologue et compositeur éminent ukrainien. La culture du peuple de son pays a été son principal objet de recherche. 
Il est né le 21 novembre 1878, dans une famille de paysans pauvres, dans le village de Dan’kivtsi (région de Poltava). Par la suite, la famille déménage à Kyïv, où Mykhaïlo grandit. Il fait des études de musique, du chant et du dessin. Doué en chant et en musique, il réussit vite. Pourtant, il ne peut pas tout de suite transformer sa passion en métier qui lui permettra de gagner sa vie. A l’âge de 20 ans, il devient un employé de poste à Jytomyr où, malgré tout, il continue à exercer des activités musicales. Et, à partir de 1905, il devient professeur de chant dans des divers établissements scolaires. Il dirige également des différentes chorales, autant religieuses que laïques. A cette époque, Jytomyr est un centre culturel et intellectuel ukrainien. Mykhaïlo Haïdaï communique et correspond avec les plus grands compositeurs ukrainiens de son temps (M. Lyssenko, M. Leontovytch, K. Stetsenko, entre autres). Ils apprécient fortement les oeuvres musicales de leur jeune collègue. A cette époque, Mykhaïlo Haïdaï décide de rédiger l’Histoire de la musique ukrainienne dès ses origines. 
A partir de 1914, il enregistre les mélodies et les paroles des chants populaires dans les villages de la région. En 1920, il en a déjà collectionné 210 dont plusieurs oubliés et peu connus. Quand la République indépendante ukrainienne (1918-1920) est proclamée, il est nommé membre-correspondant de l’Académie des sciences de l’Ukraine. A partir de 1919, la recherche et la direction des chorales des chants classique et folklorique deviennent son activité constante jusqu’à la fin de ses jours. 
En 1924, il s’installe à Kyïv. La veille du départ en tournée en France de la fameuse chorale “Doumka” qu’il codirige, il est arrêté, dépouillé de ses fonctions professionnelles et du droit de rendre publiques ses œuvres musicales. Il compose sans espoir de voir un jour ses créations être écoutées par le public. La fixation du patrimoine musical folklorique et historique, répandu avant sur le territoire de l’Ukraine et disparaissant furtivement dans le pays soviétique, devient son principal objectif. En tout, il enregistre et décrit scientifiquement plus de 5 000 chants (ukrainiens, juifs, grecs, arméniens, balkars, tatars, etc.). 
Travaillant dans les différents organismes de recherche en éthographie soviétiques, il publie certains de ses travaux. Il étudie plus particulièrement les origines communes de la polyphonie en Europe. En 1947, il crée une chorale de chants religieux qui obtient une grande notoriété en URSS. Plusieurs personnalités venaient exprès à Kyïv pour écouter la chorale de Haïdaï. Mykhaïlo Haïdaï a été également poète et peintre, et son approche à l’art musical est poétique (« images poétiques du chant ») et picturale (« les teintes du chant »). Mykhaïlo Haïdaï meurt, en 1965, à Kyïv. La plupart de ses travaux restent non-publiés.

Mykhaylo Kotsubynskiy Les ombres des ancêtres oubliés (début)

Mykhaylo Kotsubynskiy

Les ombres des ancêtres oubliés

Traduction de Tetyana Bonnal

Ivan fut le dix-neuvième enfant de la famille houtsoulienne des Paliytchouk. Le vingtième et dernier fut Annytchka.
    On ne sut jamais si c’était le bruit éternel du fleuve de Tcheremoch et les lamentations des torrents des montagnes qui remplissaient la chaumière solitaire sur la haute kytchera – la colline, ou la tristesse des forêts noires des sapins qui effrayèrent l’enfant -, mais Ivan pleurait toujours, criait la nuit, grandissait mal et regardait sa mère avec un regard profond et sage comme celui d’un vieillard, - et sa mère angoissée détournait son regard. Plus d’une fois elle pensa apeurée que ce n’était pas son enfant. La femme ne fut  pas prudente pendant ses couches, elle enfumait la maison, elle n’allumait pas la bougie, - et la diablesse maligne réussit à échanger l’enfant humain contre son diablotin.
L’enfant grandit très lentement, mais tout de même il grandit, le temps passa et il fallait déjà lui coudre un pantalon. Et il resta toujours bizarre. Il regardait devant lui mais il voyait des choses lointaines et inconnues aux gens, ou bien il criait  sans cesse. Les gatchi- son petit pantalon - lui tombaient, et il restait debout au milieu de la chaumière les yeux fermés et il criait la bouche grande ouverte.
Alors la mère enlevait sa pipe de la bouche, elle levait la main sur lui et elle criait férocement :
- Ca suffit ! Eh, toi fils de diable. O si tu pouvais disparaître dans le lac ou  devenir une bûchette ! 

Et il disparut.
Il descendit dans les tsarinkas – les prairies vertes, il fut  tout petit et blanc comme une coupole de pissenlit, sans peur il se rendit dans la forêt obscure où les gadjougues – les sapins- bougèrent leurs branches au-dessus de sa tête comme des ours avec leurs pattes.
D’ici il regardait les montagnes, les cimes proches et lointaines qui bleuissent dans le ciel, il regardait les forêts noires de sapins avec leur souffle bleu, la verdure claire des prairies qui brillent comme des miroirs encadrés par des arbres. Au-dessous, la jeune rivière de Tcheremoch bouillait dans la vallée. Sur les collines lointaines les chaumières solitaires sommeillaient au soleil. Le temps était calme et triste, les sapins noirs envoyaient  sans cesse leur tristesse dans Tcheremoch et le torrent la portait par les vaux et la racontait.

- Iva ! Mo-oy ! – on appelait Ivan de la maison, mais il n’entendait pas, il ramassait les framboises, faisait péter les petites feuilles, sifflait et piaillait à travers les brins d’herbe en essayant de copier les voix des oiseaux et tous les sons qu’il entendait dans la forêt. Noyé dans les herbes il ramassait les fleurs et en ornait son chapeau – kresani. Fatigué, il se couchait sous le foin pendu sur les ostryva – les vieux sapins secs, et les torrents des montagnes chantaient  pour son sommeil et  le réveillaient de leur tintement.
Quand Ivan eut sept ans, il porta déjà son propre regard sur le monde. Il savait beaucoup. Il savait trouver les herbes-guérisseuses – odalen, matrygan - beladonne et  pidoyma, il savait pourquoi pleure l’épervier, d’où vient le coucou, et quand il raconta tout cela à la maison sa mère le regarda avec un air confus : et si l’Autre lui parlait ? Il savait que l’esprit malin règne dans ce monde, que l’aridnyk – la force impure dirige tout, que les forêts sont pleines des sylvains - lisovyk, qui font paître là-bas leur bétail : les cerfs, les lièvres et les biches ; que le tchugayster y erre et invite le passant à danser, en déchirant les pauvres niavkas –les sirènes sylvestres ; il savait que la voix de la hache vit dans la forêt. Plus haut, sur les cimes arides et sauvages qu’on appelle nedeya, les sirènes sylvestres – niavkas - commencent leurs danses incessantes, et dans les roches se cache celui qui disparaît – stcheznyk. Il pouvait en raconter aussi sur les sirènes – rousalkas, qui les beaux jours sortent de l’eau pour chanter des chansons, inventer des fables et des prières sur les noyés, et qui après le coucher du soleil sèchent leurs corps pâles sur les pierres dans la rivière. Les esprits malins sans nombre remplissent les roches, les bois, les défilés de montagnes, les maisons et les clôtures, et ils attendent toujours un homme chrétien ou le bétail pour  leur faire du mal.

Plus d’une fois en se réveillant la nuit dans le silence hostile, il trembla plein de terreur.
Le monde entier semblait un conte de fées plein de merveilles, mystérieux, attirant et effrayant.

Dès lors il eut ses obligations – on l’envoya paître le bétail. Il poussait dans la forêt ses vaches – Jovtania et Goloubania, et quand elles commencèrent de se noyer dans les vagues des herbes de la forêt et dans les sapins tout jeunes, et de lui répondre de la profondeur des herbes comme du dessous des eaux, avec le tintement triste de leurs sonnailles, il se mit sur la pente de la montagne, prit sa flûte – sopilka et joua les chansons simples qu’il apprenait chez les adultes. Mais cette musique ne le satisfit pas. De dépit il jeta sa flûte et écouta les autres mélodies qui vivaient en lui – des mélodies vagues et imperceptibles.
Le bruit sourd de la rivière montait d’en bas vers Ivan et inondait les montagnes, et de temps en temps le tintement transparent de la clochette tombait dans l’eau. Les montagnes attristées et embaumées de la tristesse des ombres des nuages, regardèrent derrière la branche d’un sapin et effacèrent le sourire pâle des prairies. A chaque instant les montagnes changeaient leur humeur : quand la prairie riait, la forêt s’assombrissait. Et comme il était difficile de regarder fixement dans le visage changeant des montagnes, il était de même difficile pour l’enfant d’attraper la mélodie illusoire d’une chanson qui tournait et battait  ses ailes tout près de l’oreille, mais ne se laissait pas attraper.
Une fois il quitta ses vaches et grimpa sur le sommet de la montagne. Il monta de plus en plus haut par un sentier presque invisible dans le maquis de la fougère pâle, dans les broussailles de la framboiseraie et de la ronce. Il sautait facilement d’une pierre à l’autre, franchissait les troncs d’arbres tombés, il se fraya un passage à travers les branches des arbustes. Le bruit éternel de la rivière monta avec lui de la vallée, les montagnes grandirent et du fond du dôme du ciel apparut le fantôme bleu de Tchornogora – la montagne noire. Les herbes pleureuses toutes longues couvraient maintenant les pentes de la montagne, les sonnailles des vaches répondirent comme un soupir lointain, Ivan trouva  les grosses pierres qui créaient plus loin sur le sommet un chaos de roches brisées avec les dessins des lichens étouffés comme dans les bras de la vipère dans les racines des sapins. Sous les pieds d’Ivan les mousses de soie rousse, dures et molles  couvrirent chaque pierre. Les mousses chaudes et tendres cachèrent à l’intérieur l’eau des pluies d’été dorée par le soleil, elles se courbèrent et  embrassèrent ses pieds comme un coussin de duvet. La verdure au feuillage touffu des baies de la forêt enfonça ses racines dans la mousse et au-dessus elle versa la rosée des baies rouges et bleues.

Ici Ivan s’assit pour se reposer.
Les aiguilles des sapins sonnèrent doucement au-dessus de sa tête en se mêlant avec le bruit de la rivière, le soleil remplit d’or la vallée profonde et il appliqua la couleur verte sur les herbes ; plus loin la fumée bleue d’un feu – vatra - se leva dans le ciel, et du sommet de l’Igryts le tonnerre descendit dans un bourdonnement velouté.
Mais Ivan ne bougeait pas, il écoutait en oubliant complètement qu’il devait s’occuper de ses vaches.
Et soudain, dans un silence au beau timbre il entendit une douce musique qui depuis longtemps tournait insaisissable tout près de son oreille en le faisant souffrir!  Ivan figé et immobile allongea son cou et avec une concentration pleine d’espoir il capta la mélodie merveilleuse de la chanson. Les gens ne jouaient pas comme ça – en tout cas il ne les avait jamais entendus. Mais qui jouait là ? Autour de lui il n’y avait que le désert, la forêt solitaire et pas une âme. Il regarda en arrière sur les roches – et il resta pétrifié. Assis sur une pierre comme sur un cheval, apparut - stcheznyk – celui qui disparaît. Il courba sa barbe pointue, inclina ses petites cornes et avec les yeux fermés il souffla dans sa flûte. « Je  n’ai plus mes chèvres … Je n’ai plus mes chèvres…. » - dit-il en versant son chagrin dans sa flûte. Mais d’un coup les cornes se levèrent, les joues s’enflèrent et les yeux s’ouvrirent. « Elles sont là mes chèvres… Elles sont là mes chèvres… » -  les sons se mirent à bondir, et Ivan épouvanté vit que des têtes de boucs sortaient des arbustes et secouaient leurs barbes.
Il voulait partir en courant – et il ne pouvait pas. La peur l’avait cloué sur  place et il cria d’horreur muette, et quand enfin il reprit sa voix, le stcheznyk s’était élancé là-haut. Il disparut brusquement dans la roche, et les boucs devinrent les racines des arbres abattus par le vent.
Maintenant Ivan courait en bas, vite et à l’aveuglette, il déchirait les embrassades traîtresses des ronces, il rompait les branches sèches, glissait sur les mousses brillantes et avec frayeur il entendit que quelqu’un le poursuivait. Enfin il tomba. Combien de temps il resta allongé, il ne s’en souvint pas.
Quand il reprit ses sens et put voir des endroits qu’il connaissait bien,  il se tranquillisa un peu. Tout étonné, il écouta quelque temps. Il lui semblait que la chanson résonnait en lui. Il prit sa flûte. Au début cela ne marchait pas, la chanson ne lui réussissait pas. Il recommença à jouer, il força sa mémoire et attrapa certains sons, et quand enfin il retrouva ce qu’il avait cherché depuis toujours, ce qui avait troublé sa paix, – une chanson merveilleuse et inconnue planant sur la forêt, la joie entra alors dans son cœur, elle versa le soleil sur les montagnes, sur la forêt et sur les herbes, elle murmura dans les torrents, elle mit Ivan debout et il en lança sa flûte dans l’herbe, et avec la main sur la hanche s’emporta dans la danse. Il remuait ses jambes, se levait avec légèreté sur la pointe  des pieds, il frappait la terre avec ses talons nus, faisait des figures et s’accroupissait. « J’ai mes chèvres… J’ai mes chèvres… » - quelque chose chantait en lui. Un petit garçon blanc sursautait sur une tache ensoleillée de la clairière qui pénétra dans le royaume sombre des sapins, et comme un papillon il voltigeait d’une branche à l’autre, et les deux vaches – Jovtania et Goloubania qui avaient passé leurs têtes à travers les arbustes le regardaient amicalement et, en ruminant leur pâture, faisaient sonner leurs clochettes pour accompagner sa danse.
De cette façon il trouva dans la forêt  la musique qu’il cherchait.

Dans la maison familiale, Ivan était souvent frappé d’anxiété et de chagrin. Il se souvenait de la trembita – une longue trompette de bois – qui tremblait devant leur maison en racontant la mort aux montagnes et aux vallées : la première fois – quand un arbre écrasa dans la forêt son frère Oleksa, et la deuxième – quand son frérot Vassyl – un jeune homme beau et joyeux - périt haché par des haches dans une bataille avec le clan des ennemis. C’était le fruit d’une vieille animosité entre sa famille et celle des Goutenuk. Et bien que tout le monde dans sa famille écumât de rage et de colère  contre ce clan diabolique, personne ne put raconter à Ivan d’où était venue cette animosité. Ivan aussi brûlait d’envie de se venger, il saisissait la petite hache – bartka de son père encore trop lourde pour lui et il était déjà prêt à se jeter dans la bataille.   
Il n’est pas vrai qu’Ivan fut le dix-neuvième enfant  et sa sœur Annytchka la vingtième. Leur famille ne fut pas si nombreuse : deux parents et cinq enfants. Les quinze autres  reposent dans le cimetière à côté de l’église.
Toute la famille était très pieuse, ils aimaient aller à l’église et surtout à la fête de la paroisse. Là ils pouvaient voir les familles de leurs parents éloignés qui vinrent se fixer dans les villages des alentours, et le cas échéant ils pouvaient même se venger des Goutenuk pour la mort de Vassyl et pour tout le sang qui coulait des braves Paliytchuks.

Cette année les plus beaux habits sortirent des coffres : les nouveaux pantalons rouges, les keptars multicolores - les vestes courtes de peau de mouton, les tchérés –les anciennes ceintures de cuir très large avec de l’espace pour garder les choses précieuses, ornées avec les clous, les jupes – zapaskas, d’une seule pièce de tissu multicolore, les châles rouges de soie et même un baluchon magnifique, blanc comme la neige que sa mère porta avec un bâton sur son épaule avec ménagement. Ivan aussi obtint un nouveau chapeau et un manteau – dziobnia qui lui frappait les jambes.
Les chevaux furent sellés et le cortège somptueux alla sur les sentiers étroits des montagnes et tressa le chemin de la haute montagne avec les coquelicots rouges. Les gens vêtus pour la fête s’étendirent sur les montagnes, dans les vallées et sur les cimes. Soudainement la multitude verte des prairies  s’épanouit, le flot de plusieurs couleurs flotta le long de Tcheremoch, et quelque part très haut, sur la couverture noire des bois de sapin, le toit rouge d’un parasol houtsoulien flamboya sous le soleil du matin. Peu de temps après Ivan vit la rencontre des clans ennemis. Ils sortaient déjà de l’église et son père était un peu saoul. Et d’un coup une bousculade se créa au milieu de la route étroite entre la roche et la Tcheremoch. Les chariots, les cavaliers et les piétons, les femmes et les enfants s’arrêtèrent et s’entassèrent. 
On ne sut pas pourquoi les haches de fer commencèrent à briller et à sauter devant les visages, dans des hauts cris qui apparurent dans le tourbillon. Les clans se tenaient comme le silex et l’acier – les Goutenuk contre les Paliytchouk, - et avant qu’Ivan eût compris de quoi il s’agissait, son père leva la hache et le fer frappa le visage de quelqu’un, et le sang jaillit, inondant le visage, la chemise et la belle veste ornées de rubans. Les femmes crièrent et se mirent à séparer les hommes, mais un homme avec le visage rouge comme son pantalon de fête blessa avec sa hache la tête d’un ennemi, et le père d’Ivan chancela comme un sapin coupé. Ivan se jeta dans la bataille. Il ne se souvenait pas de ce qu’il faisait. Une force le souleva. Les adultes lui marchèrent sur les pieds et il ne put aller  vers la bataille. Tout chaud et emporté par la colère il choqua  contre une fillette qui tremblait de peur à côté d’un chariot. Ah, oui ! C’était certainement une fille des Goutenuks ! Et sans réfléchir il la frappa au visage. Le visage se crispa, elle serra contre la poitrine sa chemise et elle se mit à courir. Ivan la rattrapa au  bord de la rivière, il tira fortement sur sa poitrine et déchira la chemise. Les nouveaux rubans tombèrent au sol, et la fillette commença à les défendre. Mais il les arracha et les jeta dans l’eau. La petite fille toute tordue le regardait le sourcil froncé avec  ses yeux noirs et elle déclara calmement :
- Ce n’est rien… J’en ai d’autres… encore plus beaux.  
Comme si elle voulait le consoler.
Le garçon restait muet et étonné par le ton délicat de la fille.
- Ma maman m’avait acheté la nouvelle jupe et des postoly – (les chaussures traditionnelles d’un seul morceau de peau très molle et sans semelle qui se serrent avec les cordes), et les bas – kaptchury – avec la dentelle, et….
Il ne savait toujours pas quoi dire.
- Je vais me chausser avec des belles chaussures et je serai alors une belle fille…
Il se sentit jaloux.
-Mais moi, je sais déjà jouer de la flûte…
- Notre Fedir  a fabriqué une belle flûte et il joue si…
Ivan bouda.
- J’ai déjà vu le stcheznyk – celui qui disparaît.
Elle tourna vers lui son regard incroyable.
- Et pourquoi donc tu te bats ?
- Et pourquoi donc tu étais à côté de ce chariot ?
Elle réfléchit un peu sans savoir quoi répondre et ensuit elle commença à chercher quelque chose sur elle.
Enfin elle trouva un long bonbon.
- Ouf !
Elle en mangea une moitié et lui donna l’autre avec un geste grave et plein de confiance.
- Prends !
Il hésita mais il le prit.
Maintenant ils étaient assis côte à côte, ils oubliaient les cris de la bagarre et le bruit sévère de la rivière, et la fillette lui raconta qu’elle s’appelait Maritchka, qu’elle faisait paître déjà les petites brebis, qu’une certaine Martsynova – aveugle d’un œil - leur volait la farine… et autres choses intéressantes, proches et claires  pour les deux, et le regard mat de ses yeux noirs pénétrait dans le cœur d’Ivan.

Pour la troisième fois la trompette - trembita sonna la mort dans la maison solitaire sur la haute colline : car le vieux Paliytchouk mourut le deuxième jour après la bagarre.
Dans la famille d’Ivan, la mort du maître de maison entraîna une époque pénible. La désorganisation gagna la famille, le bonheur s’en fut, les champs et les prairies se vendaient l’un après l’autre, et le bétail fondait on ne savait comment, comme au printemps la neige fond sur la montagne.

Mais dans la mémoire d’Ivan la mort de son père vivait moins longtemps que sa rencontre avec la petite fille qu’il avait offensée injustement et qui lui avait donné son bonbon d’un geste plein de confiance. Sa vieille tristesse prit une forme nouvelle.  Elle l’attira inconsciemment vers les montagnes, et le mena  sur les collines voisines, vers les forêts et les vallées où il pouvait rencontrer Marischka. Et enfin il la rencontra : elle faisait paître les agneaux.
Marischka le reçut comme si elle l’attendait depuis longtemps : il commença à paître les brebis avec elle. Et oui ! Que ses vaches Jovtania et Goloubania fassent sonner leurs sonnettes et mugissent dans la forêt, et que lui fasse paître les agneaux. Et ils les paissaient ensemble !

Les petites brebis en se cachant dans la fraicheur des sapins regardaient de leurs yeux bêtes les deux enfants qui se roulaient dans la mousse et faisaient résonner dans le silence le rire de la jeunesse. Fatigués, ils grimpaient sur les roches  blanches et regardaient avec effroi  l’abîme d’où le fantôme noir de la montagne se levait rapidement et respirait la couleur bleue, qui ne voulait pas fondre sous le soleil. Dans la fissure entre deux montagnes un torrent volait vers la vallée et secouait sa barbe grise sur les pierres. Il faisait si chaud et on se sentait si seul et horrifié dans le silence éternel gardé par la forêt que les enfants y entendaient leur souffle. Mais l’oreille obstinée attrapait et augmentait jusqu'à des dimensions incroyables le moindre  bruit qui vivait dans la forêt, et souvent il leur semblait entendre une démarche secrète, le bruit sourd d’une hache et l’haleine essoufflée d’une poitrine fatiguée.
- Tu l’entends, Iva ?
- Pourquoi pas ? Je l’entends.
Et tous les deux savaient que c’était une hache invisible qui errait dans la forêt, qui frappait les arbres et respirait essoufflée et fatiguée.

La peur les chassa de là vers la vallée où le torrent coulait plus tranquillement. Dans le ruisseau ils creusaient un endroit profond et en enlevant leurs vêtements ils s’ébrouaient là comme deux petits animaux de la forêt qui ne connaissent pas la honte. Le soleil se reposait sur leurs chevelures claires et les frappait dans les yeux et l’eau glaciale du torrent leur piquait le corps.
Maritchka fut la première qui eut froid, et elle se mit à courir.
- Arrête-toi, - lui criait Ivan. – D’où viens-tu ?
- Je suis de Ya-vo-rov, - claquait des dents Marischka toute bleue.
- Et de quelle famille ?
- Kovaleva.
- Bonjour à toi, Kovaleva ! – Ivan la pinçait et se mettait à la poursuivre jusqu’au moment où ils tombaient sur l’herbe – fatigués mais réchauffés.

Dans le cours du ruisseau - au-dessus duquel brillait comme un soleil une petite fleur jeune et bleuissait la campanule avec ses fleurs-chaussures enfilées sur une branche, -  les crapauds coassaient plaintivement.

Ivan se penchait sur le torrent et demandait :
-  Commère, ma commère, qu’avais-tu préparé ?
- Betterave-borchtch, betterave-borchtch, - coassait  Maritchka…
- Bette-rrrraves, - bette-rrrraves,  - bette-rrraves, - criaient-ils tous les deux avec les yeux fermés, et même les crapauds se taisaient étonnés.

Ils paissaient le bétail d’une telle manière que plus qu’une fois ils en perdirent leurs brebis.
   Quand ils devinrent plus grands leurs divertissements se modifièrent.
   Ivan était maintenant un lehine – un jeune homme élancé et fort comme un sapin ; il peignait sa chevelure avec de l’huile, il portait déjà la large ceinture de cuir et le manteau orné de rubans. Maritchka aussi portait les rubans de jeune fille dans sa tresse, et cela voulait dire qu’elle était prête à se donner en mariage. Ils ne faisaient plus paître les brebis et ils se voyaient uniquement pendant les fêtes ou à l’église. Ils se réunissaient à côté de l’église ou quelque part dans la forêt pour que les familles ne sachent pas comment s’aimaient les enfants de deux clans ennemis. Maritchka aimait quand il jouait de la flûte – floyar. En méditant il tournait ses yeux au-delà de la montagne, comme s’il voyait ce que les autres ne voyaient pas. Il mettait la flûte ornée de dentelle de bois dans sa belle bouche et une chanson merveilleuse et inconnue pour les autres tombait doucement sur les regains verts des prairies où les sapins étendaient leurs ombres. On sentait le froid et le frisson quand les premiers sons sifflants sortaient, comme si les hivers froids étaient tombés sur les montagnes.
Mais voici, le dieu-soleil sort de la montagne et tourne sa tête vers la terre. Les hivers sont abattus, les eaux sont réveillées, et la terre s’est mis à sonner les chansons des ruisseaux. Le soleil est répandu avec le pollen des fleurs, les sirènes sylvestres – niavkas marchent de leurs pas légers sur les prairies, et sous leurs pieds la première herbe engendre sa verdure. Les sapins – smerekas respirent leur souffle vert, les herbes rient de leur rire vert, et dans le monde entier il n’y a que deux couleurs : la verte – la terre, et la bleue – le ciel… En bas Tcheremoch chasse, le torrent amène le sang vert, agité et bruyant des montagnes…
Trembita ! … Tourouray- ra … Tourouroay-ra…

Le cœur des bergers se réjouit, les brebis bêlent en sentant la pâture… La haute montagne froide – polonyna fait du bruit, et des profondeurs des branches sèches et  du chablis l’ours se lève sur ses pattes, il essaie sa voix grasse  et  voit déjà de son œil endormi son butin.

Les averses du printemps frappent la terre, les cimes des montagnes rugissent du tonnerre – et l’esprit du mal souffle le froid du sommet de Tchornogora – de la montagne noire… et puis le soleil arrive – avec son visage véritable de dieu, et il sonne déjà dans les faux qui mettent le foin dans les granges. Une kolomiyka – petite chanson joyeuse - voltige d’une montagne à l’autre, d’un ruisseau vers l’autre – elle est si légère et si transparente qu’on sent que derrière ses épaules  il y a comme des ailes qui tremblotent…

Oh, elle est venue de la polonyna
La petite brebis blanche –
Je t’aime ma belle bien-aimée
Et j’aime tes belles paroles…

Les aiguilles des sapins sonnent doucement, les forêts froides et bleues chuchotent légèrement dans la nuit d’été, les sonnailles des vaches pleurent, et les montagnes font plonger sans cesse leur tristesse dans les torrents.

Un arbre coupé quelque part dans la forêt tombe dans la vallée avec un cri – même les montagnes lui répondent et poussent un soupir, et la trompette houtsoulienne trembita pleure encore une mort… Quelqu’un repose dans l’éternité  après une vie de dur travail.

Le coucou chanta
A côté de Motchilo…
Aujourd’hui il a fini
Sa chanson pour lui…

Maritchka répondait au chant de la flûte comme une pigeonne répond au pigeon sauvage – avec ses petites chansons. Elle en connaissait des tas et des tas. Et elle ne pouvait pas vous dire d’où elles venaient. Il semblait que ces chansons eussent été bercées avec elle dans son berceau, elles s’étaient baignées avec elle dans la bassine, et elles étaient nées dans sa poitrine comme ces fleurs d’ensemencement spontané qui apparaissent sur les prairies. Tout ce que son regard voyait, tout ce qui se passait dans le monde,  une brebis disparue, un garçon amoureux, une fille trompeuse, une vache malade, un sapin bruissant – tout cela prenait la forme d’une chanson légère et simple comme ces montagnes dans leur ancienne vie primordiale.

Maritchka elle-même savait composer ses chansons. Assise par terre à côté d’Ivan elle embrassait ses genoux et se balançait doucement en tapant la mesure de la chanson, ses mollets ronds brûlés par le soleil. Ils étaient nus des genoux jusqu’aux chaussures en cuir,  tout noirauds à côté de tissu de sa chemise, et ses belles lèvres se brisaient d’une manière adorable quand elle commençait :

Un petit coucou me coucoulait
Un coucou gris et si petit
Une nouvelle chanson fut composée
Pour tous les gens du village…

La chanson de Maritchka racontait un évènement connu de tout le monde et encore frais dans la mémoire de tous: elle parlait de Paraska qui ensorcèlerait Andriy et de comment Andriy mourrait de cela  et elle conseillait donc de ne pas aimer les femmes mariées. Elle parlait aussi du chagrin d’une mère dont le fils a péri dans la forêt, écrasé par un arbre. Les chansons étaient simples, tristes et ardentes – elles déchiraient le cœur.  D’habitude elle les finissait ainsi :

Le coucou coucoulait au bord d’un ruisseau,
Ce fut Maritchka d’Ivan qui composa la chanson.

Elle appartenait à Ivan depuis longtemps, depuis l’âge de treize ans. Est-ce que c’était une chose étonnante? En faisant paître les brebis elle vit souvent le bouc qui couvrait la chèvre et le mouton ses brebis – tout était si simple et naturel depuis des temps immémoriaux, et aucune pensée impure ne lui assombrissait le cœur. Il est vrai que les chèvres et les brebis en deviennent grosses, mais la sorcière aide les gens. Maritchka n’avait peur de rien. Derrière sa ceinture sur le corps nu elle portait une gousse d’ail  qui fut mise sous les paroles magiques d’une sorcière, et maintenant rien ne pouvait lui faire de mal. En se souvenant de tout cela, Maritchka souriait d’un sourire narquois et embrassait le cou d’Ivan.

- Ivan, mon bien-aimé, est-ce qu’on restera ensemble pour toujours ?
- Comme Dieu le donnera, ma douce.
- Ah, non ! Nos parents ont une grande haine dans leurs cœurs. On ne sera jamais ensemble.
Alors les yeux du jeune homme devenaient sombres et sa hache s’enfonçait dans la terre.
- Je ne demande pas leur accord. Que chacun fasse ce qu’il veut, et tu seras ma femme.
- Ah, mon Dieu, que dis-tu ?
- Ce que tu entends, ma petite âme.

Et comme de colère contre les parents, il dansait frénétiquement avec Maritchka pendant les danses de village, et même ses chaussures craquaient.

Mais les choses ne marchaient pas comme Ivan le voulait. Sa propriété tombait en ruine, il n’y avait pas assez de travail pour tous, et il fallait aller s’engager.
Ivan était rongé par le chagrin.
- Je suis obligé d’aller dans les pâturages de la haute montagne, ô Maritchka, - Ivan avait le cœur gros par avance.
- Eh, bien, Ivankou, va,  répondit Maritchka obéissante. Nous sommes destinés à ce sort.

Et elle tressa ses chansons sur leur séparation, elle regretta leurs rencontres – maintenant interrompues - dans la forêt silencieuse, elle embrassa le cou d’Ivan et en inclinant sa tête blonde elle chanta d’une voix douce à côté de son oreille :

O, mon chéri, rappelle-toi de moi
Deux fois par jour,
Et moi, je me rappellerai de toi
Sept fois par heure.

- Tu te souviendras ?
- Oui, Maritchko.

- Ce n’est rien, consola-t-elle. Tu dois faire ton berger, et moi – je dois travailler le foin. Je grimperai sur une meule et je regarderai la montagne vers ton pâturage – polonyna, et toi tu me joueras de la trembita… Et je t’entendrai peut être. Quand les brouillards tomberont sur la montagne je serai assise et je pleurerai parce que je ne saurai pas où est mon bien-aimé. Et si une belle nuit j’ai un ciel étoilé, je regarderai l’étoile qui éclaire la polonyna – et mon Ivanko la verra…

Mais je cesserai de chanter.
- Pourquoi ? Chante, Maritchko, ne perds pas ta joie, je reviendrai très vite.

Mais elle secouait sa tête tristement.

O mes chères petites chansons,
Où je vais vous mettre ?
Peut être, mes chères,
Que je vous sèmerai sur les montagnes, répondit avec une petite voix Maritchka.
Oh, vous mes chansons,
Vous devez chanter sur les montagnes,
Et moi la jeune fille
Je vais me laver avec des larmes.

Maritchka soupira et rajouta toute triste :
- Si j’ai de la chance
   Je vous ramasserai dans la montagne,
Et si non, je vous oublierai…

- Tant pis pour moi, peut-être que je les oublierai…

Ivan écoutait la voix douce de la jeune fille et pensait que depuis longtemps déjà  elle avait semé ses chansons partout sur les montagnes, que les forêts et les prairies les chantaient, que les torrents les faisaient résonner et  que le soleil les reprenait… Mais un jour viendrait et il reviendrait vers elle, et elle retrouverait ses chansons pour bien célébrer leurs noces…

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Mykhaylo Kotsubynskiy Les ombres des ancêtres oubliés (suite 1)

***

Un matin chaud de printemps Ivan se rendit aux pâturages de la haute montagne.
Dans les forêts on sentait encore le froid, les eaux de la montagne bruissaient sur les roches, et les enceintes de bois se levaient avec joie vers le ciel, entourées des meules. Ivan avait de la peine à quitter Maritchka, mais le soleil et la liberté verte et bruyante qui soutenait le ciel avec ses cimes lui donnaient le courage. Il sautait avec légèreté d’une pierre à l’autre comme un torrent de montagne, et saluait les passants uniquement pour entendre sa propre voix :
- Gloire à Jésus !
- Gloire aux siècles des siècles.

Sur les collines lointaines grimpaient les cabans solitaires peints en couleur cerise par les fumées du bois de sapin, les toits pointus des abris pour le foin odorant  se voyaient de loin, et dans la vallée le Tcheremoch frisé et sévère faisait scintiller  sa chevelure grise et il luisait sous les roches d’une lumière verte et méchante. En traversant un torrent après l’autre, en passant par les bois obscurs – où parfois une vache sonnait sa sonnaille pendant qu’un écureuil jetait à terre du haut d’un arbre des restes des pommes de pins, – Ivan montait encore plus haut. Le soleil commença à brûler sa peau et le sentier rocailleux lui fatigua les pieds. Maintenant même les chaumières devenaient rares. Le Tcheremoch s’étendait dans la vallée comme une file d’argent mais son bruit ne montait plus ici. Les forêts laissaient la place aux prairies tendres et riches de la haute montagne. Ivan y errait comme sur un lac de fleurs, il s’inclinait de temps en temps pour orner son chapeau  d’un faisceau de fleurs rouges ou de camomilles pâles. Les flancs de la montagne tombaient dans des abîmes noirs et profonds d’où des torrents froids prenaient leur essor.  L’homme n’a jamais posé le pied ici, l’ours – vouyko - seul y marche, ennemi éternel et terrible du bétail.

 L’eau ici était rare. Avec quelle soif il se précipitait vers elle quand il rencontrait un ruisseau, ce cristal froid qui lavait quelque part les racines jaunes des sapins et amenait jusqu’ici le chant des forêts ! Une bonne âme avait laissé à côté de ce ruisseau un pot ou une chope. Mais le sentier le mena encore plus loin dans les chablis où les sapins épineux et dénudés, sans épines et sans écorce, comme les ossatures pourrissaient les uns sur les autres. C’étaient des cimetières de bois – oubliés par Dieu et par les gens - déserts et sauvages où seuls les grands tétras criaient et où se contorsionnaient les vipères. Ici règnent le silence, la grande tranquillité de la nature, la sobriété et la tristesse. Les montagnes bleuâtres se voyaient déjà derrière Ivan. L’aigle se levait des pointes rocheuses en les bénissant avec l’élan large de ses ailes, et on sentait ici la froide haleine de la polonyna – ce pâturage de haute montagne, et le ciel devenait encore plus grand. A la place des forêts, le genévrier traçait un tapis noir à terre avec les sapins grimpants qui entravaient les pieds, et les mousses habillaient les pierres de soie verte. Les montagnes éloignées et inconnues ouvraient l’une après l’autre leurs cimes, elles courbaient leur dos et elles se levaient comme les vagues dans la mer bleue. Il semblait que les ressacs se fussent immobilisés au moment où la tempête les leva des profondeurs pour les jeter sur la terre et inonder le monde entier. Déjà les cimes du pays de Bucovine soutenaient le ciel avec leurs nuages bleus, et l’on voyait enlacés d’azur les sommets très proches de Synytsi, Dzembronia, la Jument Blanche, l’Igrets ennuagé, le sommet de Goverla qui perçait le ciel avec son aiguille, et La Montagne Noire – Tchornogora, tout écrasant la terre de son corps lourd.

Polonyna ! Il était enfin là – sur cette prairie de la haute montagne couverte d’herbes épaisses. La mer bleue des montagnes agitées embrassa Ivan de son immensité, et il lui sembla que les lames innombrables et bleues venaient vers lui toujours prêtes à tomber sous ses pieds.
Le vent fort comme une hache tranchante le frappa à la poitrine. Son souffle se mêla à celui de la montagne, et la fierté embrassa l’âme d’Ivan. Il voulut crier avec toute la force de ses poumons pour que l’écho tombe d’une montagne vers l’autre jusqu’à l’horizon, comme pour secouer la mer des cimes, mais soudain il comprit que sa voix pouvait disparaître dans ces vastes espaces comme la piaillerie d’un moustique.

Il devait se dépêcher.
Derrière une colline, là où le vent n’était pas si fort, il trouva un gîte imbibé de fumée. Un trou froid dans le mur laissait sortir la fumée. L’espace pour les brebis était encore vide, et les bergers y travaillaient pour se préparer un gîte à côté de leurs troupeaux. Le chef était occupé – il essayait d’extraire le feu vivant.

Deux hommes mirent un rouleau entre deux morceaux de bois et ils tirèrent une courroie ; le rouleau se tourna et grinça.

- Gloire à Jésus ! – les salua Ivan
Mais personne ne lui répondit. 

Le rouleau continua de grincer, et les deux hommes sévères et concentrés continuèrent de tirer la courroie avec le même geste. Le rouleau commença à tourner vite et bientôt une petite flamme sortit et  embrasa le bois.
Le chef prit dévotement la flamme et la mit dans le bois mort préparé à côté de la porte.
- Gloire aux siècles des siècles !  - répondit-il à Ivan. – Maintenant nous avons le feu vivant. Et jusqu’à ce qu’il s’éteigne, nous – les gens chrétiens- nous sommes protégés avec notre bétail de chaque bête et de chaque esprit malin.
Il amena Ivan au bercail avec les crèches vides d’où vient l’odeur d’abandon.
- Demain les gens nous amènent leur bétail, et que  Dieu notre Seigneur nous aide à le rendre sain et sauf, - dit le chef et il expliqua le travail que devait faire Ivan.
Dans les paroles et dans les mouvements du Maître de la haute montagne il y avait quelque chose de majestueux et de serein.
- Myko ! – appela le chef. – Vite, allume le feu dans le bercail.
Le garçon maigre qui s’appelait Mykola avait les cheveux frisés et le visage rond comme une femme. Il amena le feu.
- Qui es-tu, frère ? - demanda Ivan avec curiosité, -  Un berger ?
- Non, je suis un spouzar – je dois veiller le feu, qu’il ne s’éteigne pas de tout l’été, sinon le malheur arrive !... – il regarda avec effroi derrière lui. – Et puis il faut aller au ruisseau pour chercher l’eau et dans la forêt pour chercher le bois.
Cependant le feu se mit à flamber au milieu de la prairie. Le chef, comme un ancien sacrificateur, avec les gestes pleins de respect, empilait le bois des sapins secs et les aiguilles fraiches, et la fumée bleue et légère se levait vers le ciel et puis – jetée par le vent - elle accrochait les montagnes, traversait la ligne noire des forêts et se rabattait sur les cimes bleues.

Polonyna – la prairie de la montagne - commençait sa vie par le feu vivant et inextinguible qui devait la protéger de tout mal. Et le feu – comme s’il le savait – soulevait avec fierté son corps de serpent et expirait de nouvelles bouffées de fumée…

Quatre chiens de bergers ont mis leur fourrure dans les herbes et ils se sont mis à méditer devant les montagnes, prêts à chaque instant à sauter sur leurs pattes, à montrer leurs crocs et à faire le gros dos.
Le jour s’éteignait déjà. Les montagnes changeaient leurs vêtements bleus pour les habits roses et dorés.

Mykola les appelait tous à dîner.   
Et tous les bergers venaient au gîte et s’asseyaient à côté du feu vivant pour manger en paix leur première soupe de la haute montagne…

***

Qu’elle est joyeuse cette polonyna au printemps avec les brebis qui arrivent de chaque village !
Le grand chef, tel un esprit de la prairie, fait le tour du campement. Son visage a l’air grave comme le visage d’un prêtre, ses pieds font des pas longs et larges, et le feu de la torche se lève derrière lui comme un serpent ailé. Devant la porte du bercail où doivent passer les brebis, il jette le feu et ensuite il écoute. Il entend les pas de la haute montagne et pas seulement avec son oreille. Son cœur entend la vague vivante de bétail qui monte là-haut des chaumières paisibles ; cette vague est appelée par le printemps, elle monte des vallées profondes où écument les rivières, où les torrents déchirent les rives, et la terre respire pleine de joie sous ses pieds. Il entend le souffle lointain du troupeau, le meuglement des vaches et la voix imperceptible des chansons.
Et quand enfin les gens apparurent et quand ils levèrent vers le ciel leurs trompettes longues – les trembitas dorées par le soleil - pour saluer la prairie entourée des cimes bleutées, quand les brebis se mirent à bêler et que leur ruisseau remplit le bercail, - alors le chef se mit à genoux et il leva les bras au ciel. Avec lui les bergers et les gens qui avaient amené le bétail se mirent à prier. Ils priaient Dieu que la brebis ait le cœur chaud comme le feu qu’elle avait traversé et que le Dieu de miséricorde protège le bétail des chrétiens sur les rosées, sur les eaux, à chaque pas de tout mal, de toute bête et de toute maladie ; et qu’enfin, comme il avait aidé à rassembler le bétail, qu’il aide à le rendre aux gens après l’été…
Le ciel écoutait avec douceur la prière sincère, le sommet de la montagne de Beskyd se renfrognait en souriant, et le vent en volant vers l’horizon peignait avec zèle les herbes - comme une mère qui peigne la tête de son enfant…

***

Oh, ma haute montagne – ma polonyna, pourquoi es-tu devenue si orgueilleuse ? Est-ce, mon pâturage, à cause des brebis que tu as vues sur tes cimes ?

- His ! His !  - crie le berger à son troupeau. Les brebis plient indolemment leurs genoux, elles tremblent sur leurs pattes grêles et elles secouent leur  laine. – His ! His ! – et les museaux nus, avec l’air distrait d’un vieillard, ouvrent leurs bouches baveuses pour se plaindre à on ne sait qui : Be ! …Me ! - Deux bergers les poussent en avant. Les pantalons rouges traversent paisiblement l’air, une fleur s’incline après leurs pas comme un chapeau. – Br ! Br ! – Les chiens de berger reniflent l’air et du coin de l’œil ils regardent les brebis – est-ce que tout va bien ? Une laine frotte contre une autre – la noire contre la blanche, les dos laineux s’agitent comme les petites vagues dans un lac, et le troupeau bêle. – Hue ! Hue ! – Une voix de gorge fait tourner les dernières dans le troupeau, elle tient le flot du bétail dans les limites. Les montagnes bleuissent autour comme la mer, le vent rassemble les nuages. Les queues frisées des brebis tremblent, leurs têtes s’inclinent, et les dents blanches et plates rongent jusqu’aux racines l’herbe douce des pois de senteur. – Byr ! Byr !  - La prairie étend sous les pieds du troupeau son tapis, et le troupeau la recouvre de sa pelisse rousse et mobile. –Bê ! Bê ! – Les ombres des nuages errent sur les collines proches, elles les poussent d’une place à l’autre. Il semble que les montagnes marchent comme les lames dans la mer, et seulement celles qui sont loin restent immobiles. Le soleil inonde la laine des brebis, il disperse sa lumière en couleurs de l’arc-en-ciel, il allume les herbes avec le feu vert, les ombres longues suivent les bergers. – Hue ! Hue ! – Br ! Br !- Les bergers marchent sans bruit avec leurs chaussures légères, la vague laineuse coule sur le pâturage, et le vent commence son jeu sur les cimes. – Dz ! – chante-t-il doucement en traversant la petite roche et  bourdonnant comme un insecte. – Dz ! – Répond brusquement une autre roche  en amenant la tristesse. Les nuages arrivent sans cesse, ils ont déjà couvert une moitié du ciel, le sommet de Beskid s’éteint au loin, il devient plus noir et plus sombre – comme un veuf, mais la prairie a l’air toujours jeune. Et le vent demande doucement à la montagne : « Pourquoi tu ne te maries pas, ô Beskyd très-haut ? » - « Parce que la prairie verte ne se mariera pas avec moi ». – soupire tristement Beskyd. Le ciel bleu est devenu gris, la mer des montagnes s’est obscurcie, et le troupeau des brebis grimpe sur elle comme un lichen gris. Le vent  froid ouvre ses ailes et il en frappe la poitrine sous la veste. Il est difficile de respirer, et on veut tourner le dos au vent pour qu’il le batte… Le bois des planches grince comme une mouche attrapée dans un piège, la douleur insupportable geint, la solitude pleure…Dz-Dz- sans cesse. Elle tire les tendons et elle blesse le cœur.
Il ne voulait pas écouter, mais ce n’est pas possible, il voulait s’enfuir, mais où ? Où vas-tu ? Mourko ! – Mais Mourko revient déjà. Il dépasse une brebis, le vent lui lève la fourrure, mais il a déjà attrapé une brebis par le cou et il l’a jetée dans le troupeau… Dz – Dz… Le mal de dent monte comme ça – monotone et insupportable. Il vaut mieux fermer la bouche et se taire. Et que cela fasse mal. Au diable ! Pourquoi pleurer ? Peut-être est-ce « lui » ? Qu’il se pétrifie ! Il lui semble qu’il pouvait se jeter à terre, fermer ses oreilles de ses mains et pleurer… Parce qu’il n’était pas capable… - Dz – Dz… Oh !
Ivan sort sa flûte et siffle avec toute sa force, mais « Lui » - le fou est plus fort qu’Ivan. Il vient de Tchornogora comme un cheval sans frein, il piaffe dans les herbes, il balaye les sons de la flûte avec sa crinière. Et la montagne noire Tchornogora cligne comme une sorcière derrière lui avec sa taie de champs de neige sous ses tresses ébouriffées. – Dzi-Dzou !

Les brebis sont passées sur la petite vallée ; ici il fait meilleur.

Un petit lac bleu apparut sur le ciel gris. Les herbes aromatiques de la prairie sentirent plus fort. Le petit lac du ciel grandissait et il débordait. Les cimes redevenaient bleues, et toutes les vallées se remplissaient de l’or du soleil. 
    
Ivan regarde en bas. Là, les pieds de Maritchka marchent sur les herbes vertes entre les montagnes où vivent les gens et ses yeux se tournent vers la polonyna. Est-ce qu’elle chante toujours ses petites chansons ou les a-t-elle semées sur les montagnes et se sont-elles levées comme des fleurs,  ou est-ce qu’elle ne chante plus ?

Oh, quand les petits bergers
Vont paître les brebis blanches,
Ils prendront mes chansons
Pour orner leurs chapeaux…. –

Il se rappelait la belle voix de sa chérie, et il prenait une fleur et il la mettait sur son chapeau.
Hue ! Hue ! Le soleil brûle. Le temps devient étouffant. Les brebis font des petits, elles s’ébrouent en courant, elles tordent leurs bouches de vieillard pour mieux arracher l’herbe douce en laissant après elles les crottes fraiches. Elles croquent l’herbe… La laine blanche se frotte contre la laine noire, les dos s’agitent comme les vagues sur un petit lac… Be…-Me…. – Et les chiens tiennent le troupeau dans les limites.
Puis les chiens se fatiguent. Ils s’allongent et étalent leurs côtes sur les herbes. Les mouches se posent sur la langue rouge qui tombe de la bouche.
- Byr ! Byr ! – crie Ivan de sa grosse voix et les chiens sont déjà à côté des brebis.
Les vaches pâturent  au loin sur la haute prairie ou sous le bois épais. Bovgar – le pâtre des vaches s’appuie sur sa longue trompette en méditant.  
Le temps passe lentement. L’air de la montagne purifie le corps, Ivan a faim. Il se sent bien seul ! Ici on reste seul comme une herbe dans le champ. Sous tes pieds tu as l’île verte qui se baigne dans les eaux bleues des montagnes lointaines. Et là, plus haut sur les sommets sauvages, dans les déserts privés de forêt, la force impure se niche, et il est difficile de la combattre. Tu ne peux qu’essayer d’être prudent…
Heu ! Heu ! Les brebis s’agitent sur le champ vert, les chaussures de berger font les pas légers. Le silence est si profond qu’on peut entendre le sang couler dans les veines. Le sommeil l’attaque. Il pose sa patte de duvet sur les yeux, sur le visage et il murmure dans l’oreille : dors… Les brebis fondent devant tes yeux… elles sont devenues petites comme les agneaux, et puis il ne reste plus rien d’eux… Les herbes commencent à couler  comme l’eau verte. Et Maritchka vient. Oh, tu ne me tromperas pas, ma chère, oh, non… Ivan sait que c’est la fille de la forêt – lisna, et que ce n’est pas Maritchka, il sait qu’elle le tente. Quelque chose le pousse d’aller avec elle ! Il ne le veut pas, mais il coule déjà comme coulent les herbes dans le torrent vert.
Et d’un coup le cri d’agonie d’une vache le fait sortir du sommeil. Quoi ? Où ? Le berger des vaches – bongar reste sans bouger en s’appuyant sur sa longue trompette de bois. Un gros taureau roux frappe la terre avec ses pattes, il courbe son cou et se pétrifie. Il se précipite déjà  vers ce cri, il galope très haut et il déchire les herbes avec ses sabots. Ses pattes tranchent l’air. Le berger se réveille et il se précipite auprès le taureau dans le bois. On entend un coup de fusil… Bah-bah-bah… Les fusils lui répondent d’en-haut…. Bah-bah-bah… Répètent les autres. Et puis – le silence.
« Probablement l’ours aura tué une vache », - pense Ivan et il regarde attentivement son troupeau.
Heu ! Heu ! – Il lui semble que le soleil s’est endormi, le vent s’est calmé et il est parti de la terre vers le ciel. Là il empile les nuages – la même mer agitée des cimes qu’il avait vues autour de ses prairies. Le temps a péri dans les espaces infinis, on ne sait plus si le jour s’immobilise ou s’il passe.
Et soudain  l’appel impatiemment attendu de trembita – de la trompette longue de la montagne – lui atteint l’oreille. Il amène du gîte l’odeur de la bouillie du millet et de la fumée, et dans son tremblement long et mélodieux la trompette raconte que les bergeries attendent leurs brebis.
Heu ! Heu ! – Les chiens s’agitent, les brebis bêlent et se versent comme un ruisseau plumeux dans la vallée, et elles secouent leurs pis pleins de lait.

***

Il pleuvait depuis trois jours sur la polonyna – c’était une pluie fine et incessante. Les cimes se mirent à fumer, le ciel s’enveloppa, et les montagnes disparurent dans la bruine grise. Les brebis  lourdes et pleines d’eau comme des éponges bougeaient à peine, les vêtements des bergers devinrent froids et durs. Ils se trouvaient sous l’abri où l’on traite les brebis.
Ivan s’assoit en appuyant ses épaules contre une planche, il tient entre ses jambes le seau à traire. A côté de lui s’installe un berger des chèvres tout noir avec une tête hirsute et des malédictions à chaque parole, et puis il y a les bergers des brebis. Les petites bêtes pleines du lait qui déborde sans patience se poussent vers l’abri pour qu’on les traie plus vite. Mais attendez, petites, comme il faut… Une par une !
- Allez ! -  fait le berger sévère et il frappe les bêtes avec une branche fraiche. – Allez ! Allez ! – encouragent les autres bergers et ils enlèvent leurs  genoux du trou où passent les brebis dans l’abri. – Eh, que le diable te !... – répète en jurant le berger de chèvres et il ne trouve pas les paroles pour finir : qu’est-ce qu’on ne dit pas avec ce temps !

Avec un geste habituel Ivan attrape la brebis par le dos, il la tire vers lui et la met à côté du seau large à traire. La brebis humble reste sans bouger avec ses pattes écartées, elle pousse les cris et elle écoute le lait qui coule de son pis dans le seau. – Allez ! – Le berger les frappe derrière. – Allez ! Allez ! – Répètent les autres. Les brebis après la traite tombent abruties sur le sol rocheux dans leur bergerie, elles posent leurs têtes sur leurs pattes et tordent leurs lèvres. – Allez ! Allez ! – Les mains d’Ivan pétrissent et tirent sans cesse le pis chaud des brebis, et le lait coule sur ses mains, il sent la graisse et il lève du seau la vapeur douce et huileuse. – Vite ! Vite ! – Les brebis sursautent comme si elles étaient enivrées, elles écartent leurs pattes au-dessus du seau et dix mains de bergers pétrissent le pis chaud des brebis. Le troupeau mouillé pleure d’une voix plaintive des deux côtés de l’abri, les bêtes sans forces tombent dans leur bergerie, et le lait gras murmure joyeusement dans le seau et passe comme un ruisseau chaud dans la manche. – Vite ! Vite !
Le berger des chèvres sourit aux chèvres avec ses yeux. Les chèvres ne sont pas des brebis, elles ont un cœur vif. Elles ne tombent pas raides mortes comme des brebis faibles, mais elles se tiennent bien fortes sur leurs petites pattes fines. Elles soulèvent leurs cornes curieuses et regardent à travers la pluie, comme si elles voyaient quelque chose et leurs petites barbes tremblent vivement…

***

Les bergeries se vident, l’endroit devient un désert. Le silence vient. Peut-être le rire et les voix des gens jouissent là-bas – dans les vallées profondes où commencent à se lever les montagnes, mais on ne le croit pas trop. Depuis des siècles le silence règne ici sur la polonyna ; le ciel y couvre d’immenses espaces dépeuplés qui vivent pour eux-mêmes.

Seul le feu inextinguible crépite dans la bergerie et il envoie sa fumée pour errer dans le monde. Le lait trait repose lourd dans la vaisselle de bois, le chef s’incline sur lui. Il l’a déjà fait fermenter. Le vent souffle sur lui de là-haut, des planches sur lesquelles sèchent les meules de fromage, mais le vent ne peut pas chasser de la bergerie l’odeur de charbon, de fromage et de laine des brebis. Parce que le chef des bergers  porte la même odeur. La nouvelle vaisselle et les petits tonneaux se tiennent silencieux dans le coin, mais essaie de leur parler – et la voix qui vit là-dedans va te répondre.  Le petit-lait fait luire dans le pot son œil vert. Le chef est assis parmi ses  travaux comme un père parmi ses enfants. Tout est proche, tout est cher et natif d’ici – les bancs noirs et les murs, le feu et la fumée, le fromage, les petits tonneaux et le petit-lait, - tout est touché par sa main chaude.
Le lait s’épaissit, mais il n’est pas encore prêt. Ensuite le chef prend un tas de planches de bois qu’il garde derrière sa ceinture, et il commence à lire. Il est gravé dans ce livre de bois tout sur les brebis – combien de bêtes possède chacun et tout ce qui leur appartient. Le souci lui fronce le sourcil mais il continue de lire : « Mossiytchouk a seize brebis, il lui appartient … ».
Derrière le mur le berger des chèvres commence :

Une petite brebis
Avec les cornes tordues
Demande au mouton :
Veux-tu, mon mouton,
Du foin vert ?

- Tu chantes trop ! – se met en colère le chef, et il recommence à compter ses planches.

Tu ne le sais pas
Ma petite brebis,
Quel hiver nous attend,
Si tu descends vivante
De la montagne ou pas.

Le berger des chèvres finit sa chanson à l’entrée et il rentre dans la bergerie.
Il se plie devant le feu, il est tout enfumé et noir, sauf ses dents blanches. Le feu crépite doucement.

Le lait dans la vaisselle devient jaune et épais. Le chef se penche sur lui tout concentré et même sévère. Il déboutonne lentement ses manches et il plonge ses bras poilus dans la substance. Il se pétrifie devant le lait.

Dès maintenant on doit garder le silence dans la bergerie, la porte est fermée, et même le berger des chèvres n’ose jeter son regard sur le lait pendant que le chef s’affaire au-dessus de son lait, là où se passent les choses mystérieuses. Il semble que tout est pétrifié dans l’attente muette : la vaisselle de bois cache sa voix, les meules de fromage se figent sur leurs hauts rayons, les murs et les bancs dorment d’un sommeil noir, le feu respire à peine, et même la fumée intimidée s’enfuit par la fenêtre. Le seul mouvement des veines du chef montre que dans cette vaisselle pleine de lait le mystère se produit. Les bras se raniment peu à peu – ils se lèvent plus haut et ensuite ils s’enfoncent, les coudes font les gestes ronds, ils clapotent, pétrissent et caressent quelque chose dedans, et soudain du fond de la vaisselle de bois, de ce lait de brebis, le corps rond du fromage se lève, et on ne sait pas par quel miracle il est né. Il grandit, il tourne ses côtes plates, il se baigne dans son bain blanc, il est blanc lui-même et il est tendre, et quand le chef l’extrait- les eaux vertes de la naissance coulent avec joie dans le seau…
Le chef pousse un soupir de soulagement. Maintenant même le berger des chèvres peut regarder. Un fromage fameux est né – pour la joie du chef des bergers et pour l’usage de tous…
La porte s’ouvre toute grande, le vent souffle et le feu lèche la chaudière noire d’où le petit-lait chante ses petites chansons ; les dents de berger des chèvres scintillent dans l’obscurité…
Et quand le soleil va se coucher, le chef sort la trompette de la bergerie et il sonne la victoire vers toutes les montagnes désertes en racontant que la journée s’est terminée dans la paix, qu’il a réussi son fromage, que la soupe des bergers – koulech – est prête, et que les seaux attendent le lait frais…

***

Pendant son travail sur les prairies Ivan vécut beaucoup d’aventures. Une fois il vit une image étonnante. Il devait déjà amener ses brebis vers la bergerie, mais il se tourna par hasard vers le sommet d’une montagne proche. La bruine descendait et enveloppait la forêt, les arbres devenaient légers et gris comme un fantôme. Seule la petite clairière restait verte sous son ombre et un sapin gardait sa couleur noire. Mais tout d’un coup ce sapin commença à fumer et à grandir. Il grandissait sans cesse et voilà qu’un homme sortit de ce tronc. Il se dressa  tout blanc et très grand sur la clairière, et il cria vers la forêt. Tout de suite les cerfs sortirent du bois – un par un, et chaque nouveau cerf eut des cornes plus belles et plus joyeuses. Les biches sortirent ensemble, elles tremblèrent sur leurs jambes fines, et ensuite elles commencèrent à  brouter l’herbe.
Et si les biches se dispersent - un ours les ramène en cercle de la même manière que le chien de berger fait avec les brebis. Et l’homme blanc fait paître son bétail et même il le gronde de temps en temps.
       Puis le vent se leva et le troupeau se mit à courir et il disparut tout d’un coup. De même si tu souffles sur une glace et qu’elle se couvre de buée, tout disparaît ensuite comme si la buée n’était jamais venue. Il montrait aux autres, mais ils s’étonnaient : « Où ? Il n’y a que la bruine ».
Pendants deux semaines « le grand » - ce nom que les bergers donnaient à l’ours – tua encore cinq vaches.

Le brouillard –négoura surprenait souvent les brebis sur la haute montagne. Tout disparaissait dans la bruine épaisse comme le lait, - et le ciel, et la montagne, et la forêt avec les bergers. – Ohé ! – Criait Ivan devant lui. – Ohé ! – entendait-il le son sourd comme s’il venait du fond de l’eau, et il était impossible de savoir d’où criait l’autre berger. Les brebis coulaient sous les pieds comme le brouillard gris, et même elles disparaissaient dans ce temps. Ivan impuissant devant le brouillard marchait à l’aveuglette avec les bras tendus comme s’il avait peur de se cogner contre quelque chose. – Ohé ! – Criait-il. – Où es tu ? – Une voix répondait derrière lui. Et Ivan devait l’attendre. Il restait sans bouger perdu dans le brouillard poisseux, et s’il mettait dans sa bouche un bout de sa trompette – trembita, l’autre bout de la trompette se répandait dans la bruine et la voix écrasée de l’instrument lui tombait sous les pieds. Ils perdirent là quelques brebis.
L’ours – nommé par les bergers « l’oncle » - tua encore deux vaches, mais ce fut la dernière fois : une nuit il s’approcha de la bergerie, mais dans l’obscurité il trouva le pal. Maintenant sa peau sèche sur deux branches et les chiens aboient autour.

Parfois une averse frappait les prairies de la haute montagne. Ilya se battait contre ceux qu’on ne nomme pas, et qu’ils disparaissent ! Comme son épée brillait et comme il tirait de son fusil ! – oh le Saint Dieu – même le ciel en craquait et tombait sur les montagnes, et après chaque éclatement une chose noire se levait et se cachait sous les pierres. Cet esprit méchant – qu’il disparaisse – il se moque de Dieu, il tourne vers lui son derrière, mais c’est le malheur pour le berger – il a une peur bleue, et il est mouillé  jusqu’aux os…

Pendant le carême de Saint Pierre (qui commence après la Pentecôte et dure jusqu’à la fête des apôtres Saint Pierre et Saint Paul) l’hiver tomba, et il fit si froid que la neige resta pendent trois jours. Ils perdirent alors beaucoup de brebis.

De temps en temps les gens de la vallée venaient, les bergers les entouraient pour leur demander ce qui s’était passé au village.

Et comme des enfants ils écoutèrent les nouvelles simples sur la quantité de foin qu’avaient ramassée les gens, sur le fait qu’il n’y avait pas assez de patates, que les champs de maïs étaient maigres, et qu’Ilena Motcharnykova était morte.

Ensuite ils buvaient ensemble à la santé du bétail, les visiteurs prenaient le fromage et descendaient en paix dans les vallées.

Le soir les feux flambaient devant la bergerie. Les bergers enlevaient leurs vêtements et secouaient les poux au-dessus des feux, et tous ensemble ils racontaient des histoires indécentes et privées des femmes, car tout l’été ils s’ennuyaient ici. Et leur gros rire sonnait plus fort que le meuglement du bétail.

Avant d’aller se coucher Ivan appela Mykola – ce garçon bavard qui aimait chanter.
- Myko ! Viens ici, mon frère !
- Attends, frérot Iva, je viens tout de suite ! – répondait le berger des chèvres de la bergerie, et de là Ivan entendait sa chanson :

La Montagne Noire
Ne produit ni pain ni blé,
Elle élève les bergers,
Le fromage et  le petit-lait.

Mykola était orphelin et il avait grandi sur la polonyna.  « Les brebis m’ont élevé » - disait-il et il peignait ses boucles.

Après avoir fini son travail, le berger, tout noir de fumée, se couchait à côté d’Ivan et ses dents jeunes brillaient de la lumière du feu. Ivan s’approchait de lui, attrapait son cou et le priait :
- Raconte, mon frère un conte de fée, tu les connais tous.

Les étoiles tombaient goutte à goutte du ciel noir, et la rivière céleste y coulait pleine de bruit blanc.
Les montagnes somnolaient dans les vallées.
- Certes, elles poussent, disait Ivan comme s’il ne parlait à personne.
- Qui pousse ?
- Les Montagnes.
- C’est avant qu’elles poussaient, maintenant c’est fini …

  Mykola se tut mais un peu plus tard il rajouta :

- Dès le début, dans les âges primordiaux  il n’y avait pas de montagnes, - uniquement l’eau… Une telle eau – une mer sans bords. Et le dieu marchait sur les eaux. Une fois le dieu vit qu’un bruit grondait sur toutes ces eaux. « Et qui tu es ? » - demanda-t-il. Et la chose lui répondit : « Je ne sais pas. Je suis vivant, mais je ne peux pas marcher ». Et ce fut aridnyk. Le dieu ne savait pas qu’il existait, mais celui-là existait comme dieu depuis le début. Le dieu lui donna les bras et les jambes. Et les deux marchaient déjà comme des confrères. Cela les ennuya de marcher sur l’eau, et le dieu voulut produire la terre, mais il ne sut pas comment excaver de l’argile des fonds marins, parce que le dieu savait tout au monde - mais il ne savait rien faire. Et aridnyk eut la force pour tout faire, et il dit : « Je pourrai y plonger », - « Plonge ». Et il plongea dans le fond, il prit de l’argile dans sa main et le reste de l’argile il la prit dans sa bouche et en cacha pour lui. Le dieu prit l’argile et il la sema. « Il n’y a plus rien ? » - « Rien ». – Le dieu donna sa bénédiction à cette terre et elle commença à pousser. Et celle qui était dans la bouche du Satanas poussait aussi. Elle pousse, elle pousse, elle a défoncé déjà sa bouche, il ne peut pas respirer, les yeux  lui sortent du crâne. « Crache ! » - lui conseille le dieu. Et il commence à cracher, et là où il crache – les montagnes poussent – une plus haute que l’autre, elles poussent jusqu’au ciel. Elles pouvaient même percer le ciel, mais le dieu les en a empêchées. Et dès ce moment les montagnes ne poussent plus…

Ivan s’étonne que ces belles et joyeuses montagnes aient été créées par le méchant.
- Raconte la suite mon frère, - prie le Ivan, et Mykola recommence :
- Aridnyk était capable de faire n’importe quoi, ce qu’il voulait faire il le faisait. Et si le dieu voulait avoir une chose ou une autre il devait le prier ou même la voler chez lui. Aridnyk créa les brebis, fabriqua un violon et joua, et les brebis pâturèrent.  Le dieu vit tout cela et il vola pour lui, et maintenant les deux font paître les brebis. Tout ce qu’il y a dans le monde – la sagesse, la science – tout vient de lui, de Satanas. N’importe quoi – le chariot, le cheval, la musique, le moulin ou la maison – c’est lui qui a tout inventé… Et le dieu volait et donnait aux gens… C’est comme ça…
Une fois aridnyk eut froid et il inventa le feu. Le dieu est venu vers le feu et il le regardait. Mais l’autre savait déjà pourquoi le dieu était venu. Il lui dit : « Tu as tout volé chez moi, et je ne te donne pas cette chose ». Mais le dieu déjà avait pris le feu. Le méchant par dépit crachait dans le feu de dieu, et de cette salive est apparue la fumée. Le premier feu était pur et sans fumée, maintenant il fume.

Mykola raconte longtemps, et s’il évoque le diable Ivan fait le signe de la croix sous sa veste. Et en ce cas Mykola crache pour que l’impur ne le possède pas…

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