***
Un matin chaud de printemps Ivan
se rendit aux pâturages de la haute montagne.
Dans les forêts on sentait encore
le froid, les eaux de la montagne bruissaient sur les roches, et les enceintes
de bois se levaient avec joie vers le ciel, entourées des meules. Ivan avait de
la peine à quitter Maritchka, mais le soleil et la liberté verte et bruyante
qui soutenait le ciel avec ses cimes lui donnaient le courage. Il sautait avec
légèreté d’une pierre à l’autre comme un torrent de montagne, et saluait les
passants uniquement pour entendre sa propre voix :
- Gloire à Jésus !
- Gloire aux siècles des siècles.
Sur les collines lointaines
grimpaient les cabans solitaires peints en couleur cerise par les fumées du bois
de sapin, les toits pointus des abris pour le foin odorant se voyaient de loin, et dans la vallée le
Tcheremoch frisé et sévère faisait scintiller
sa chevelure grise et il luisait sous les roches d’une lumière verte et
méchante. En traversant un torrent après l’autre, en passant par les bois
obscurs – où parfois une vache sonnait sa sonnaille pendant qu’un écureuil
jetait à terre du haut d’un arbre des restes des pommes de pins, – Ivan montait
encore plus haut. Le soleil commença à brûler sa peau et le sentier rocailleux
lui fatigua les pieds. Maintenant même les chaumières devenaient rares. Le
Tcheremoch s’étendait dans la vallée comme une file d’argent mais son bruit ne
montait plus ici. Les forêts laissaient la place aux prairies tendres et riches
de la haute montagne. Ivan y errait comme sur un lac de fleurs, il s’inclinait
de temps en temps pour orner son chapeau
d’un faisceau de fleurs rouges ou de camomilles pâles. Les flancs de la
montagne tombaient dans des abîmes noirs et profonds d’où des torrents froids
prenaient leur essor. L’homme n’a jamais
posé le pied ici, l’ours – vouyko - seul y marche, ennemi éternel et
terrible du bétail.
L’eau ici était rare. Avec quelle soif il se
précipitait vers elle quand il rencontrait un ruisseau, ce cristal froid qui
lavait quelque part les racines jaunes des sapins et amenait jusqu’ici le chant
des forêts ! Une bonne âme avait laissé à côté de ce ruisseau un pot ou
une chope. Mais le sentier le mena encore plus loin dans les chablis où les
sapins épineux et dénudés, sans épines et sans écorce, comme les ossatures
pourrissaient les uns sur les autres. C’étaient des cimetières de bois –
oubliés par Dieu et par les gens - déserts et sauvages où seuls les grands
tétras criaient et où se contorsionnaient les vipères. Ici règnent le silence,
la grande tranquillité de la nature, la sobriété et la tristesse. Les montagnes
bleuâtres se voyaient déjà derrière Ivan. L’aigle se levait des pointes
rocheuses en les bénissant avec l’élan large de ses ailes, et on sentait ici la
froide haleine de la polonyna – ce pâturage de haute montagne, et le
ciel devenait encore plus grand. A la place des forêts, le genévrier traçait un
tapis noir à terre avec les sapins grimpants qui entravaient les pieds, et les
mousses habillaient les pierres de soie verte. Les montagnes éloignées et
inconnues ouvraient l’une après l’autre leurs cimes, elles courbaient leur dos
et elles se levaient comme les vagues dans la mer bleue. Il semblait que les
ressacs se fussent immobilisés au moment où la tempête les leva des profondeurs
pour les jeter sur la terre et inonder le monde entier. Déjà les cimes du pays
de Bucovine soutenaient le ciel avec leurs nuages bleus, et l’on voyait enlacés
d’azur les sommets très proches de Synytsi, Dzembronia, la Jument Blanche,
l’Igrets ennuagé, le sommet de Goverla qui perçait le ciel avec son aiguille,
et La Montagne Noire – Tchornogora, tout écrasant la terre de son corps lourd.
Polonyna ! Il était enfin là
– sur cette prairie de la haute montagne couverte d’herbes épaisses. La mer
bleue des montagnes agitées embrassa Ivan de son immensité, et il lui sembla
que les lames innombrables et bleues venaient vers lui toujours prêtes à tomber
sous ses pieds.
Le vent fort comme une hache
tranchante le frappa à la poitrine. Son souffle se mêla à celui de la montagne,
et la fierté embrassa l’âme d’Ivan. Il voulut crier avec toute la force de ses
poumons pour que l’écho tombe d’une montagne vers l’autre jusqu’à l’horizon,
comme pour secouer la mer des cimes, mais soudain il comprit que sa voix
pouvait disparaître dans ces vastes espaces comme la piaillerie d’un moustique.
Il devait se dépêcher.
Derrière une colline, là où le
vent n’était pas si fort, il trouva un gîte imbibé de fumée. Un trou froid dans
le mur laissait sortir la fumée. L’espace pour les brebis était encore vide, et
les bergers y travaillaient pour se préparer un gîte à côté de leurs troupeaux.
Le chef était occupé – il essayait d’extraire le feu vivant.
Deux hommes mirent un rouleau
entre deux morceaux de bois et ils tirèrent une courroie ; le rouleau se
tourna et grinça.
- Gloire à Jésus ! – les
salua Ivan
Mais personne ne lui
répondit.
Le rouleau continua de grincer,
et les deux hommes sévères et concentrés continuèrent de tirer la courroie avec
le même geste. Le rouleau commença à tourner vite et bientôt une petite flamme
sortit et embrasa le bois.
Le chef prit dévotement la flamme
et la mit dans le bois mort préparé à côté de la porte.
- Gloire aux siècles des
siècles ! - répondit-il à Ivan. –
Maintenant nous avons le feu vivant. Et jusqu’à ce qu’il s’éteigne, nous – les
gens chrétiens- nous sommes protégés avec notre bétail de chaque bête et de
chaque esprit malin.
Il amena Ivan au bercail avec les
crèches vides d’où vient l’odeur d’abandon.
- Demain les gens nous amènent
leur bétail, et que Dieu notre Seigneur
nous aide à le rendre sain et sauf, - dit le chef et il expliqua le travail que
devait faire Ivan.
Dans les paroles et dans les
mouvements du Maître de la haute montagne il y avait quelque chose de
majestueux et de serein.
- Myko ! – appela le chef. –
Vite, allume le feu dans le bercail.
Le garçon maigre qui s’appelait
Mykola avait les cheveux frisés et le visage rond comme une femme. Il amena le
feu.
- Qui es-tu, frère ? -
demanda Ivan avec curiosité, - Un
berger ?
- Non, je suis un spouzar
– je dois veiller le feu, qu’il ne s’éteigne pas de tout l’été, sinon le
malheur arrive !... – il regarda avec effroi derrière lui. – Et puis il
faut aller au ruisseau pour chercher l’eau et dans la forêt pour chercher le
bois.
Cependant le feu se mit à flamber
au milieu de la prairie. Le chef, comme un ancien sacrificateur, avec les
gestes pleins de respect, empilait le bois des sapins secs et les aiguilles
fraiches, et la fumée bleue et légère se levait vers le ciel et puis – jetée
par le vent - elle accrochait les montagnes, traversait la ligne noire des
forêts et se rabattait sur les cimes bleues.
Polonyna – la prairie de la montagne -
commençait sa vie par le feu vivant et inextinguible qui devait la protéger de
tout mal. Et le feu – comme s’il le savait – soulevait avec fierté son corps de
serpent et expirait de nouvelles bouffées de fumée…
Quatre chiens de bergers ont mis
leur fourrure dans les herbes et ils se sont mis à méditer devant les
montagnes, prêts à chaque instant à sauter sur leurs pattes, à montrer leurs
crocs et à faire le gros dos.
Le jour s’éteignait déjà. Les
montagnes changeaient leurs vêtements bleus pour les habits roses et dorés.
Mykola les appelait tous à
dîner.
Et tous les bergers venaient au
gîte et s’asseyaient à côté du feu vivant pour manger en paix leur première
soupe de la haute montagne…
***
Qu’elle est joyeuse cette polonyna
au printemps avec les brebis qui arrivent de chaque village !
Le grand chef, tel un esprit de
la prairie, fait le tour du campement. Son visage a l’air grave comme le visage
d’un prêtre, ses pieds font des pas longs et larges, et le feu de la torche se
lève derrière lui comme un serpent ailé. Devant la porte du bercail où doivent
passer les brebis, il jette le feu et ensuite il écoute. Il entend les pas de
la haute montagne et pas seulement avec son oreille. Son cœur entend la vague
vivante de bétail qui monte là-haut des chaumières paisibles ; cette vague
est appelée par le printemps, elle monte des vallées profondes où écument les
rivières, où les torrents déchirent les rives, et la terre respire pleine de
joie sous ses pieds. Il entend le souffle lointain du troupeau, le meuglement
des vaches et la voix imperceptible des chansons.
Et quand enfin les gens
apparurent et quand ils levèrent vers le ciel leurs trompettes longues – les
trembitas dorées par le soleil - pour saluer la prairie entourée des cimes
bleutées, quand les brebis se mirent à bêler et que leur ruisseau remplit le
bercail, - alors le chef se mit à genoux et il leva les bras au ciel. Avec lui
les bergers et les gens qui avaient amené le bétail se mirent à prier. Ils
priaient Dieu que la brebis ait le cœur chaud comme le feu qu’elle avait
traversé et que le Dieu de miséricorde protège le bétail des chrétiens sur les
rosées, sur les eaux, à chaque pas de tout mal, de toute bête et de toute
maladie ; et qu’enfin, comme il avait aidé à rassembler le bétail, qu’il
aide à le rendre aux gens après l’été…
Le ciel écoutait avec douceur la
prière sincère, le sommet de la montagne de Beskyd se renfrognait en souriant,
et le vent en volant vers l’horizon peignait avec zèle les herbes - comme une
mère qui peigne la tête de son enfant…
***
Oh, ma haute montagne – ma polonyna,
pourquoi es-tu devenue si orgueilleuse ? Est-ce, mon pâturage, à cause des
brebis que tu as vues sur tes cimes ?
- His ! His ! - crie le berger à son troupeau. Les brebis
plient indolemment leurs genoux, elles tremblent sur leurs pattes grêles et
elles secouent leur laine. – His !
His ! – et les museaux nus, avec l’air distrait d’un vieillard,
ouvrent leurs bouches baveuses pour se plaindre à on ne sait qui : Be !
…Me ! - Deux bergers les poussent en avant. Les pantalons rouges
traversent paisiblement l’air, une fleur s’incline après leurs pas comme un
chapeau. – Br ! Br ! – Les chiens de berger reniflent l’air et
du coin de l’œil ils regardent les brebis – est-ce que tout va bien ? Une
laine frotte contre une autre – la noire contre la blanche, les dos laineux
s’agitent comme les petites vagues dans un lac, et le troupeau bêle. – Hue !
Hue ! – Une voix de gorge fait tourner les dernières dans le troupeau,
elle tient le flot du bétail dans les limites. Les montagnes bleuissent autour
comme la mer, le vent rassemble les nuages. Les queues frisées des brebis
tremblent, leurs têtes s’inclinent, et les dents blanches et plates rongent
jusqu’aux racines l’herbe douce des pois de senteur. – Byr ! Byr !
- La prairie étend sous les pieds du
troupeau son tapis, et le troupeau la recouvre de sa pelisse rousse et mobile.
–Bê ! Bê ! – Les ombres des nuages errent sur les collines
proches, elles les poussent d’une place à l’autre. Il semble que les montagnes
marchent comme les lames dans la mer, et seulement celles qui sont loin restent
immobiles. Le soleil inonde la laine des brebis, il disperse sa lumière en
couleurs de l’arc-en-ciel, il allume les herbes avec le feu vert, les ombres
longues suivent les bergers. – Hue ! Hue ! – Br ! Br !-
Les bergers marchent sans bruit avec leurs chaussures légères, la vague
laineuse coule sur le pâturage, et le vent commence son jeu sur les cimes. – Dz !
– chante-t-il doucement en traversant la petite roche et bourdonnant comme un insecte. – Dz ! –
Répond brusquement une autre roche en
amenant la tristesse. Les nuages arrivent sans cesse, ils ont déjà couvert une
moitié du ciel, le sommet de Beskid s’éteint au loin, il devient plus noir et
plus sombre – comme un veuf, mais la prairie a l’air toujours jeune. Et le vent
demande doucement à la montagne : « Pourquoi tu ne te maries pas, ô
Beskyd très-haut ? » - « Parce que la prairie verte ne se
mariera pas avec moi ». – soupire tristement Beskyd. Le ciel bleu est
devenu gris, la mer des montagnes s’est obscurcie, et le troupeau des brebis
grimpe sur elle comme un lichen gris. Le vent
froid ouvre ses ailes et il en frappe la poitrine sous la veste. Il est
difficile de respirer, et on veut tourner le dos au vent pour qu’il le batte…
Le bois des planches grince comme une mouche attrapée dans un piège, la douleur
insupportable geint, la solitude pleure…Dz-Dz- sans cesse. Elle tire les
tendons et elle blesse le cœur.
Il ne voulait pas écouter, mais
ce n’est pas possible, il voulait s’enfuir, mais où ? Où vas-tu ?
Mourko ! – Mais Mourko revient déjà. Il dépasse une brebis, le vent lui
lève la fourrure, mais il a déjà attrapé une brebis par le cou et il l’a jetée
dans le troupeau… Dz – Dz… Le mal de dent monte comme ça – monotone et
insupportable. Il vaut mieux fermer la bouche et se taire. Et que cela fasse
mal. Au diable ! Pourquoi pleurer ? Peut-être est-ce
« lui » ? Qu’il se pétrifie ! Il lui semble qu’il pouvait
se jeter à terre, fermer ses oreilles de ses mains et pleurer… Parce qu’il
n’était pas capable… - Dz – Dz… Oh !
Ivan sort sa flûte et siffle avec
toute sa force, mais « Lui » - le fou est plus fort qu’Ivan. Il vient
de Tchornogora comme un cheval sans frein, il piaffe dans les herbes, il balaye
les sons de la flûte avec sa crinière. Et la montagne noire Tchornogora cligne
comme une sorcière derrière lui avec sa taie de champs de neige sous ses
tresses ébouriffées. – Dzi-Dzou !
Les brebis sont passées sur la
petite vallée ; ici il fait meilleur.
Un petit lac bleu apparut sur le
ciel gris. Les herbes aromatiques de la prairie sentirent plus fort. Le petit
lac du ciel grandissait et il débordait. Les cimes redevenaient bleues, et
toutes les vallées se remplissaient de l’or du soleil.
Ivan regarde en bas. Là, les
pieds de Maritchka marchent sur les herbes vertes entre les montagnes où vivent
les gens et ses yeux se tournent vers la polonyna. Est-ce qu’elle chante
toujours ses petites chansons ou les a-t-elle semées sur les montagnes et se
sont-elles levées comme des fleurs, ou
est-ce qu’elle ne chante plus ?
Oh, quand les petits bergers
Vont paître les brebis blanches,
Ils prendront mes chansons
Pour orner leurs chapeaux…. –
Il se rappelait la belle voix de
sa chérie, et il prenait une fleur et il la mettait sur son chapeau.
Hue ! Hue ! Le
soleil brûle. Le temps devient étouffant. Les brebis font des petits, elles
s’ébrouent en courant, elles tordent leurs bouches de vieillard pour mieux
arracher l’herbe douce en laissant après elles les crottes fraiches. Elles
croquent l’herbe… La laine blanche se frotte contre la laine noire, les dos
s’agitent comme les vagues sur un petit lac… Be…-Me…. – Et les
chiens tiennent le troupeau dans les limites.
Puis les chiens se fatiguent. Ils
s’allongent et étalent leurs côtes sur les herbes. Les mouches se posent sur la
langue rouge qui tombe de la bouche.
- Byr ! Byr ! – crie
Ivan de sa grosse voix et les chiens sont déjà à côté des brebis.
Les vaches pâturent au loin sur la haute prairie ou sous le bois
épais. Bovgar – le pâtre des vaches s’appuie sur sa longue trompette en
méditant.
Le temps passe lentement. L’air
de la montagne purifie le corps, Ivan a faim. Il se sent bien seul ! Ici
on reste seul comme une herbe dans le champ. Sous tes pieds tu as l’île verte
qui se baigne dans les eaux bleues des montagnes lointaines. Et là, plus haut
sur les sommets sauvages, dans les déserts privés de forêt, la force impure se
niche, et il est difficile de la combattre. Tu ne peux qu’essayer d’être
prudent…
Heu ! Heu ! Les brebis
s’agitent sur le champ vert, les chaussures de berger font les pas légers. Le
silence est si profond qu’on peut entendre le sang couler dans les veines. Le
sommeil l’attaque. Il pose sa patte de duvet sur les yeux, sur le visage et il
murmure dans l’oreille : dors… Les brebis fondent devant tes yeux… elles
sont devenues petites comme les agneaux, et puis il ne reste plus rien d’eux…
Les herbes commencent à couler comme
l’eau verte. Et Maritchka vient. Oh, tu ne me tromperas pas, ma chère, oh, non…
Ivan sait que c’est la fille de la forêt – lisna, et que ce n’est pas
Maritchka, il sait qu’elle le tente. Quelque chose le pousse d’aller avec
elle ! Il ne le veut pas, mais il coule déjà comme coulent les herbes dans
le torrent vert.
Et d’un coup le cri d’agonie
d’une vache le fait sortir du sommeil. Quoi ? Où ? Le berger des
vaches – bongar reste sans bouger en s’appuyant sur sa longue trompette
de bois. Un gros taureau roux frappe la terre avec ses pattes, il courbe son
cou et se pétrifie. Il se précipite déjà
vers ce cri, il galope très haut et il déchire les herbes avec ses
sabots. Ses pattes tranchent l’air. Le berger se réveille et il se précipite
auprès le taureau dans le bois. On entend un coup de fusil… Bah-bah-bah… Les
fusils lui répondent d’en-haut…. Bah-bah-bah… Répètent les autres. Et puis – le
silence.
« Probablement l’ours aura
tué une vache », - pense Ivan et il regarde attentivement son troupeau.
Heu ! Heu ! – Il lui
semble que le soleil s’est endormi, le vent s’est calmé et il est parti de la
terre vers le ciel. Là il empile les nuages – la même mer agitée des cimes
qu’il avait vues autour de ses prairies. Le temps a péri dans les espaces
infinis, on ne sait plus si le jour s’immobilise ou s’il passe.
Et soudain l’appel impatiemment attendu de trembita
– de la trompette longue de la montagne – lui atteint l’oreille. Il amène du
gîte l’odeur de la bouillie du millet et de la fumée, et dans son tremblement
long et mélodieux la trompette raconte que les bergeries attendent leurs
brebis.
Heu ! Heu ! – Les
chiens s’agitent, les brebis bêlent et se versent comme un ruisseau plumeux
dans la vallée, et elles secouent leurs pis pleins de lait.
***
Il pleuvait depuis trois jours
sur la polonyna – c’était une pluie fine et incessante. Les cimes se
mirent à fumer, le ciel s’enveloppa, et les montagnes disparurent dans la
bruine grise. Les brebis lourdes et
pleines d’eau comme des éponges bougeaient à peine, les vêtements des bergers
devinrent froids et durs. Ils se trouvaient sous l’abri où l’on traite les
brebis.
Ivan s’assoit en appuyant ses
épaules contre une planche, il tient entre ses jambes le seau à traire. A côté
de lui s’installe un berger des chèvres tout noir avec une tête hirsute et des
malédictions à chaque parole, et puis il y a les bergers des brebis. Les
petites bêtes pleines du lait qui déborde sans patience se poussent vers l’abri
pour qu’on les traie plus vite. Mais attendez, petites, comme il faut… Une par
une !
- Allez ! - fait le berger sévère et il frappe les bêtes
avec une branche fraiche. – Allez ! Allez ! – encouragent les autres
bergers et ils enlèvent leurs genoux du
trou où passent les brebis dans l’abri. – Eh, que le diable te !... –
répète en jurant le berger de chèvres et il ne trouve pas les paroles pour
finir : qu’est-ce qu’on ne dit pas avec ce temps !
Avec un geste habituel Ivan
attrape la brebis par le dos, il la tire vers lui et la met à côté du seau
large à traire. La brebis humble reste sans bouger avec ses pattes écartées,
elle pousse les cris et elle écoute le lait qui coule de son pis dans le seau.
– Allez ! – Le berger les frappe derrière. – Allez ! Allez ! –
Répètent les autres. Les brebis après la traite tombent abruties sur le sol
rocheux dans leur bergerie, elles posent leurs têtes sur leurs pattes et
tordent leurs lèvres. – Allez ! Allez ! – Les mains d’Ivan pétrissent
et tirent sans cesse le pis chaud des brebis, et le lait coule sur ses mains,
il sent la graisse et il lève du seau la vapeur douce et huileuse. –
Vite ! Vite ! – Les brebis sursautent comme si elles étaient
enivrées, elles écartent leurs pattes au-dessus du seau et dix mains de bergers
pétrissent le pis chaud des brebis. Le troupeau mouillé pleure d’une voix
plaintive des deux côtés de l’abri, les bêtes sans forces tombent dans leur
bergerie, et le lait gras murmure joyeusement dans le seau et passe comme un
ruisseau chaud dans la manche. – Vite ! Vite !
Le berger des chèvres sourit aux
chèvres avec ses yeux. Les chèvres ne sont pas des brebis, elles ont un cœur
vif. Elles ne tombent pas raides mortes comme des brebis faibles, mais elles se
tiennent bien fortes sur leurs petites pattes fines. Elles soulèvent leurs
cornes curieuses et regardent à travers la pluie, comme si elles voyaient
quelque chose et leurs petites barbes tremblent vivement…
***
Les bergeries se vident,
l’endroit devient un désert. Le silence vient. Peut-être le rire et les voix
des gens jouissent là-bas – dans les vallées profondes où commencent à se lever
les montagnes, mais on ne le croit pas trop. Depuis des siècles le silence
règne ici sur la polonyna ; le ciel y couvre d’immenses espaces
dépeuplés qui vivent pour eux-mêmes.
Seul le feu inextinguible crépite
dans la bergerie et il envoie sa fumée pour errer dans le monde. Le lait trait
repose lourd dans la vaisselle de bois, le chef s’incline sur lui. Il l’a déjà
fait fermenter. Le vent souffle sur lui de là-haut, des planches sur lesquelles
sèchent les meules de fromage, mais le vent ne peut pas chasser de la bergerie
l’odeur de charbon, de fromage et de laine des brebis. Parce que le chef des
bergers porte la même odeur. La nouvelle
vaisselle et les petits tonneaux se tiennent silencieux dans le coin, mais
essaie de leur parler – et la voix qui vit là-dedans va te répondre. Le petit-lait fait luire dans le pot son œil
vert. Le chef est assis parmi ses
travaux comme un père parmi ses enfants. Tout est proche, tout est cher
et natif d’ici – les bancs noirs et les murs, le feu et la fumée, le fromage,
les petits tonneaux et le petit-lait, - tout est touché par sa main chaude.
Le lait s’épaissit, mais il n’est
pas encore prêt. Ensuite le chef prend un tas de planches de bois qu’il garde
derrière sa ceinture, et il commence à lire. Il est gravé dans ce livre de bois
tout sur les brebis – combien de bêtes possède chacun et tout ce qui leur
appartient. Le souci lui fronce le sourcil mais il continue de lire : « Mossiytchouk
a seize brebis, il lui appartient … ».
Derrière le mur le berger des
chèvres commence :
Une petite brebis
Avec les cornes tordues
Demande au mouton :
Veux-tu, mon mouton,
Du foin vert ?
- Tu chantes trop ! – se met
en colère le chef, et il recommence à compter ses planches.
Tu ne le sais pas
Ma petite brebis,
Quel hiver nous attend,
Si tu descends vivante
De la montagne ou pas.
Le berger des chèvres finit sa
chanson à l’entrée et il rentre dans la bergerie.
Il se plie devant le feu, il est
tout enfumé et noir, sauf ses dents blanches. Le feu crépite doucement.
Le lait dans la vaisselle devient
jaune et épais. Le chef se penche sur lui tout concentré et même sévère. Il
déboutonne lentement ses manches et il plonge ses bras poilus dans la substance.
Il se pétrifie devant le lait.
Dès maintenant on doit garder le
silence dans la bergerie, la porte est fermée, et même le berger des chèvres
n’ose jeter son regard sur le lait pendant que le chef s’affaire au-dessus de
son lait, là où se passent les choses mystérieuses. Il semble que tout est
pétrifié dans l’attente muette : la vaisselle de bois cache sa voix, les
meules de fromage se figent sur leurs hauts rayons, les murs et les bancs
dorment d’un sommeil noir, le feu respire à peine, et même la fumée intimidée
s’enfuit par la fenêtre. Le seul mouvement des veines du chef montre que dans
cette vaisselle pleine de lait le mystère se produit. Les bras se raniment peu
à peu – ils se lèvent plus haut et ensuite ils s’enfoncent, les coudes font les
gestes ronds, ils clapotent, pétrissent et caressent quelque chose dedans, et
soudain du fond de la vaisselle de bois, de ce lait de brebis, le corps rond du
fromage se lève, et on ne sait pas par quel miracle il est né. Il grandit, il
tourne ses côtes plates, il se baigne dans son bain blanc, il est blanc
lui-même et il est tendre, et quand le chef l’extrait- les eaux vertes de la
naissance coulent avec joie dans le seau…
Le chef pousse un soupir de
soulagement. Maintenant même le berger des chèvres peut regarder. Un fromage
fameux est né – pour la joie du chef des bergers et pour l’usage de tous…
La porte s’ouvre toute grande, le
vent souffle et le feu lèche la chaudière noire d’où le petit-lait chante ses
petites chansons ; les dents de berger des chèvres scintillent dans
l’obscurité…
Et quand le soleil va se coucher,
le chef sort la trompette de la bergerie et il sonne la victoire vers toutes
les montagnes désertes en racontant que la journée s’est terminée dans la paix,
qu’il a réussi son fromage, que la soupe des bergers – koulech – est
prête, et que les seaux attendent le lait frais…
***
Pendant son travail sur les
prairies Ivan vécut beaucoup d’aventures. Une fois il vit une image étonnante.
Il devait déjà amener ses brebis vers la bergerie, mais il se tourna par hasard
vers le sommet d’une montagne proche. La bruine descendait et enveloppait la
forêt, les arbres devenaient légers et gris comme un fantôme. Seule la petite
clairière restait verte sous son ombre et un sapin gardait sa couleur noire.
Mais tout d’un coup ce sapin commença à fumer et à grandir. Il grandissait sans
cesse et voilà qu’un homme sortit de ce tronc. Il se dressa tout blanc et très grand sur la clairière, et
il cria vers la forêt. Tout de suite les cerfs sortirent du bois – un par un, et
chaque nouveau cerf eut des cornes plus belles et plus joyeuses. Les biches
sortirent ensemble, elles tremblèrent sur leurs jambes fines, et ensuite elles
commencèrent à brouter l’herbe.
Et si les biches se dispersent -
un ours les ramène en cercle de la même manière que le chien de berger fait
avec les brebis. Et l’homme blanc fait paître son bétail et même il le gronde
de temps en temps.
Puis le vent
se leva et le troupeau se mit à courir et il disparut tout d’un coup. De même
si tu souffles sur une glace et qu’elle se couvre de buée, tout disparaît
ensuite comme si la buée n’était jamais venue. Il montrait aux autres, mais ils
s’étonnaient : « Où ? Il n’y a que la bruine ».
Pendants deux semaines « le
grand » - ce nom que les bergers donnaient à l’ours – tua encore cinq
vaches.
Le brouillard –négoura
surprenait souvent les brebis sur la haute montagne. Tout disparaissait dans la
bruine épaisse comme le lait, - et le ciel, et la montagne, et la forêt avec
les bergers. – Ohé ! – Criait Ivan devant lui. – Ohé ! – entendait-il
le son sourd comme s’il venait du fond de l’eau, et il était impossible de
savoir d’où criait l’autre berger. Les brebis coulaient sous les pieds comme le
brouillard gris, et même elles disparaissaient dans ce temps. Ivan impuissant
devant le brouillard marchait à l’aveuglette avec les bras tendus comme s’il
avait peur de se cogner contre quelque chose. – Ohé ! – Criait-il. – Où es
tu ? – Une voix répondait derrière lui. Et Ivan devait l’attendre. Il
restait sans bouger perdu dans le brouillard poisseux, et s’il mettait dans sa
bouche un bout de sa trompette – trembita, l’autre bout de la trompette
se répandait dans la bruine et la voix écrasée de l’instrument lui tombait sous
les pieds. Ils perdirent là quelques brebis.
L’ours – nommé par les bergers
« l’oncle » - tua encore deux vaches, mais ce fut la dernière
fois : une nuit il s’approcha de la bergerie, mais dans l’obscurité il
trouva le pal. Maintenant sa peau sèche sur deux branches et les chiens aboient
autour.
Parfois une averse frappait les
prairies de la haute montagne. Ilya se battait contre ceux qu’on ne nomme pas,
et qu’ils disparaissent ! Comme son épée brillait et comme il tirait de
son fusil ! – oh le Saint Dieu – même le ciel en craquait et tombait sur
les montagnes, et après chaque éclatement une chose noire se levait et se
cachait sous les pierres. Cet esprit méchant – qu’il disparaisse – il se moque
de Dieu, il tourne vers lui son derrière, mais c’est le malheur pour le berger
– il a une peur bleue, et il est mouillé
jusqu’aux os…
Pendant le carême de Saint Pierre
(qui commence après la Pentecôte et dure jusqu’à la fête des apôtres Saint
Pierre et Saint Paul) l’hiver tomba, et il fit si froid que la neige resta
pendent trois jours. Ils perdirent alors beaucoup de brebis.
De temps en temps les gens de la
vallée venaient, les bergers les entouraient pour leur demander ce qui s’était
passé au village.
Et comme des enfants ils
écoutèrent les nouvelles simples sur la quantité de foin qu’avaient ramassée
les gens, sur le fait qu’il n’y avait pas assez de patates, que les champs de
maïs étaient maigres, et qu’Ilena Motcharnykova était morte.
Ensuite ils buvaient ensemble à
la santé du bétail, les visiteurs prenaient le fromage et descendaient en paix
dans les vallées.
Le soir les feux flambaient
devant la bergerie. Les bergers enlevaient leurs vêtements et secouaient les
poux au-dessus des feux, et tous ensemble ils racontaient des histoires
indécentes et privées des femmes, car tout l’été ils s’ennuyaient ici. Et leur
gros rire sonnait plus fort que le meuglement du bétail.
Avant d’aller se coucher Ivan
appela Mykola – ce garçon bavard qui aimait chanter.
- Myko ! Viens ici, mon
frère !
- Attends, frérot Iva, je viens
tout de suite ! – répondait le berger des chèvres de la bergerie, et de là
Ivan entendait sa chanson :
La Montagne Noire
Ne produit ni pain ni blé,
Elle élève les bergers,
Le fromage et le petit-lait.
Mykola était orphelin et il avait
grandi sur la polonyna. « Les brebis m’ont élevé » -
disait-il et il peignait ses boucles.
Après avoir fini son travail, le
berger, tout noir de fumée, se couchait à côté d’Ivan et ses dents jeunes
brillaient de la lumière du feu. Ivan s’approchait de lui, attrapait son cou et
le priait :
- Raconte, mon frère un conte de
fée, tu les connais tous.
Les étoiles tombaient goutte à
goutte du ciel noir, et la rivière céleste y coulait pleine de bruit blanc.
Les montagnes somnolaient dans
les vallées.
- Certes, elles poussent, disait
Ivan comme s’il ne parlait à personne.
- Qui pousse ?
- Les Montagnes.
- C’est avant qu’elles
poussaient, maintenant c’est fini …
Mykola se tut mais un peu plus tard il rajouta :
- Dès le début, dans les âges
primordiaux il n’y avait pas de
montagnes, - uniquement l’eau… Une telle eau – une mer sans bords. Et le dieu
marchait sur les eaux. Une fois le dieu vit qu’un bruit grondait sur toutes ces
eaux. « Et qui tu es ? » - demanda-t-il. Et la chose lui
répondit : « Je ne sais pas. Je suis vivant, mais je ne peux pas
marcher ». Et ce fut aridnyk. Le dieu ne savait pas qu’il existait,
mais celui-là existait comme dieu depuis le début. Le dieu lui donna les bras
et les jambes. Et les deux marchaient déjà comme des confrères. Cela les ennuya
de marcher sur l’eau, et le dieu voulut produire la terre, mais il ne sut pas
comment excaver de l’argile des fonds marins, parce que le dieu savait tout au
monde - mais il ne savait rien faire. Et aridnyk eut la force pour
tout faire, et il dit : « Je pourrai y plonger », -
« Plonge ». Et il plongea dans le fond, il prit de l’argile dans sa
main et le reste de l’argile il la prit dans sa bouche et en cacha pour lui. Le
dieu prit l’argile et il la sema. « Il n’y a plus rien ? » -
« Rien ». – Le dieu donna sa bénédiction à cette terre et elle
commença à pousser. Et celle qui était dans la bouche du Satanas poussait
aussi. Elle pousse, elle pousse, elle a défoncé déjà sa bouche, il ne peut pas
respirer, les yeux lui sortent du crâne.
« Crache ! » - lui conseille le dieu. Et il commence à cracher,
et là où il crache – les montagnes poussent – une plus haute que l’autre, elles
poussent jusqu’au ciel. Elles pouvaient même percer le ciel, mais le dieu les
en a empêchées. Et dès ce moment les montagnes ne poussent plus…
Ivan s’étonne que ces belles et
joyeuses montagnes aient été créées par le méchant.
- Raconte la suite mon frère, -
prie le Ivan, et Mykola recommence :
- Aridnyk était capable de
faire n’importe quoi, ce qu’il voulait faire il le faisait. Et si le dieu
voulait avoir une chose ou une autre il devait le prier ou même la voler chez
lui. Aridnyk créa les brebis, fabriqua un violon et joua, et les brebis
pâturèrent. Le dieu vit tout cela et il
vola pour lui, et maintenant les deux font paître les brebis. Tout ce qu’il y a
dans le monde – la sagesse, la science – tout vient de lui, de Satanas.
N’importe quoi – le chariot, le cheval, la musique, le moulin ou la maison –
c’est lui qui a tout inventé… Et le dieu volait et donnait aux gens… C’est
comme ça…
Une fois aridnyk eut froid
et il inventa le feu. Le dieu est venu vers le feu et il le regardait. Mais
l’autre savait déjà pourquoi le dieu était venu. Il lui dit : « Tu as
tout volé chez moi, et je ne te donne pas cette chose ». Mais le dieu déjà
avait pris le feu. Le méchant par dépit crachait dans le feu de dieu, et de
cette salive est apparue la fumée. Le premier feu était pur et sans fumée,
maintenant il fume.
Mykola raconte longtemps, et s’il
évoque le diable Ivan fait le signe de la croix sous sa veste. Et en ce cas
Mykola crache pour que l’impur ne le possède pas…
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