Galyna Dranenko
Mykola
Khvylovyi
La voie / voix du
silence
Le destin
de Mykola Khvylovyi (1893-1933), écrivain, théoricien de la littérature et
leader de toute une génération d’hommes de lettres ukrainiens, a été longtemps
effacé, bafoué, et forclos du champ littéraire ukrainien. Pourtant son nom sort de l’oubli à la fin des années 80[1],
et l’on redécouvre, aujourd’hui, une personnalité étonnante, tissée de
contradictions qui, loin de la paralyser, sont le moteur d’un dynamisme hors
pair. En effet, ce personnage central de la littérature ukrainienne, longtemps
profanée, réunit, entre autres, deux identités diamétralement opposées – l’une
bolchévique (le pluriel), l’autre ukrainienne (le singulier). Car la révolution
russe qui se répand dans sa patrie devient pour lui le chronotope et le symbole
de l’explosion de ce mélange chimérique. Chimérique, puisque, adepte
inconditionnel de la révolution de 1917 dont il assumera, un temps, les
conséquences tragiques, il sera abandonné néanmoins par elle, sans jamais
trouver l’issue de la venelle où elle l’avait mené.
Le
romantisme tragique de la voie de la « rêvolution »
En fait, « Khvylovyi »
est un pseudonyme – le vrai nom de l’écrivain est Mykola Fitilov– qui mêle des
lexèmes ukrainiens qui dénotent la « vague »,
le « flot », l’« onde » et la « tourmente ». Le
champ sémantique de ces mots retrace exemplairement la voie de la vie qu’a
suivie Mykola Khvylovyi. Pour en saisir la singularité, il suffit d’en énumérer
quelques biographèmes : le service militaire lors de la guerre (dès 1916)
et le renvoi du front pour indiscipline et pour tempérament anarchiste ;
l’engagement fervent pour le bolchévisme et la grande désillusion qui a résulté
du combat révolutionnaire ; les débuts littéraires dans la poésie et son
abandon définitif pour la prose ; un remarquable succès en tant qu’artiste
(il est reconnu comme le « fondateur d’une nouvelle prose
ukrainienne ») et la lutte infructueuse d’un homme engagé (il est l’auteur
de plusieurs pamphlets, dont les plus célèbres sont Pensées à contre-courant,
Éloge des scribouillards, L'Ukraine ou la Petite-Russie) ; la création
de plusieurs organisations littéraires (Hart, Vaplite, Prolitfront)
et leur dissolution à la suite de contraintes idéologiques et de pressions exercées
par le pouvoir politique sans échappatoire possible ; la foi jusqu’au
dernier souffle dans la force de l’art prolétarien et la trahison de ce dernier
opérée par le système politique qui était censé de le promouvoir (citons-en
rapidement les étapes : d’abord, l’interdiction, la confiscation et la
destruction de la deuxième partie de son roman Les Bécasses ; ensuite,
la fameuse lettre de Staline dans laquelle le chef de l’état communiste blâme
l’écrivain communiste ; enfin, les persécutions incessantes qui s’en
suivent) ; la défense passionnée de ses idées et les mea culpa
publics pour sauver ses camarades écrivains ; la soif de l’écriture et
l’interdiction de l’activité littéraire par le régime ; l’amour infini de
la vie et le suicide… Parce qu’elle passe par des hauts et des bas vertigineux,
parce qu’elle suit le flux des mouvements d’avant-garde et le reflux des
marches arrière démesurées et disproportionnées, sa vie ressemble à une mer
agitée, excitée, instable et empoissée.
Immédiatement
après la mort de l’écrivain, ses œuvres dont
la publication est interdite tombent dans l’oubli et sont recouvertes d’une chape
de plomb, celle du silence – il en est de même pour son nom. Il faut dire que
son suicide était devenu inéluctable, tant il était conscient que, tôt ou tard,
sa vie, comme celles de ses collègues, serait broyée dans le moulin impitoyable
des répressions bolchéviques ; et ce d’autant plus qu’il se sentait
responsable aussi de ce destin tragique. En effet, Mykola Khvylovyi, le
principal écrivain et théoricien de la renaissance culturelle ukrainienne des
années vingt, le démiurge de la littérature prolétarienne, était devenu le
témoin privilégié du début de la disparition de toute une génération d’artistes
ukrainiens qui avait lieu dans les années 1930. En signalant l’intrication inévitable
du silence et de l’oubli, nous entrons
donc, délibérément, en consonance avec la réflexion que Paul Ricœur mène dans La
Mémoire, l’histoire, l’oubli : "[…] si
la mémoire a affaire à des évènements jusque dans les échanges donnant lieu à
leur rétribution, réparation, absolution, l’oubli développe des situations
durables et qu’on peut dire en ce sens historiques, pour autant qu’elles sont
constitutives du tragique de l’action. Ainsi l’action est-elle empêchée par
l’oubli de continuer, soit par des enchevêtrements de rôles impossibles à
démêler, soit par des conflits insurmontables où le différend est insoluble,
indépassable, soit encore par des tords irréparables remontant bien souvent à
des époques reculées[2]".
L’histoire ukrainienne du XXe siècle
est saturée d’évènements tragiques, et il est donc urgent de démêler les nœuds
gordiens qui étouffent tout un peuple, en sortant, en priorité, de l’oubli ses
victimes.
Au début
des années 90, en Ukraine, on a assisté à la redécouverte, sinon à la première
lecture, d’œuvres qui constituent une strate fondamentale d’une littérature
nationale, dont les auteurs ont été une des cibles privilégiées des répressions
sanglantes perpétrées dans les années 30. Ainsi Yuriy Lavrinenko[3]
a-t-il pu nommer cette génération « la Renaissance fusillée ». Dans l’ouvrage
qui en fait mémoire[4],
il cite le texte d’un télégramme envoyé, en 1954, par des membres de
l’Association des écrivains ukrainiens en exil au deuxième Congrès des
écrivains soviétiques, dans lequel les écrivains expatriés posent une question lancinante
: « En 1930, le nombre d’écrivains ukrainiens qui publiaient leurs œuvres
se montait à 259. Après 1938, on n’en comptabilise plus que 36. Nous demandons au
mgb[5]
d’expliquer où et pourquoi 223 écrivains ont disparu de la littérature ukrainienne. »
Ce télégramme était accompagné d’un document qui synthétisait au mieux les
résultats d’une recherche entreprise par les survivants, compte tenu du fait
que des statistiques précises n’étaient pas possibles à cette époque. Les 223
écrivains ukrainiens disparus corps et bien en urss
se répartissent ainsi : 17 fusillés sans autre forme de procès,
8 suicidés, 175 arrêtés, déportés dans les camps et bannis de facto
de la littérature ukrainienne par divers moyens policiers (parmi ceux-là,
nombreux sont ceux qui ont été fusillés ou ont péri dans les camps), 16
disparus, 7 décédés de mort « naturelle »[6].
Eu égard à
une telle tragédie, et pour mémoire contre l’oubli, il est important de rappeler
quelques noms de ces intellectuels éminents qui appartiennent à la génération
de la « Renaissance fusillée » : Yakiv Savtchenko, critique
littéraire, poète, un des premiers symbolistes ukrainiens (disparu dans un camp
à Solovki en 1937) ; Mykola Zèrov, homme de lettres, poète, traducteur,
critique littéraire et polémiste (fusillé à Solovki en 1937) ; Mykhaïl
Semenko, poète, créateur et leader du futurisme ukrainien (disparu dans un camp
à Solovki en 1937) ; Mike Johansen, poète, prosateur, traducteur,
théoricien de la littérature, linguiste (déporté en Sibérie, fusillé en
1937) ; Guéo Chkouroupiy, poète, théoricien du futurisme (fusillé à
Solovki en 1937) ; Vassyl Bobyns’kyi, poète et traducteur (déporté en
Sibérie en 1934, ensuite disparu) ; Mykhaïlo Draï-Khmara, homme de lettres
et poète, traducteur entre autres de Verlaine, Mallarmé, Maeterlinck (déporté
en 1936 à Kolyma, disparu en 1937-1938) ; Yevhène Ploujnyk, poète et
dramaturge (condamné à mort en 1935, verdict commué en 10 ans de camp, et donc
déporté à Solovki, mort en 1936) ; Valériane Pidmohylnyi, maître de la
nouvelle ukrainienne, romancier et traducteur (déporté à Solovki, fusillé en
1937) ; Mykola Koulich, le maître du théâtre ukrainien (déporté à Solovki
en 1934, fusillé en 1937) ; Volodymyr Yurynets’, philosophe et critique
littéraire (déporté en Sibérie en 1934, disparu) ; Les’ Kourbas, metteur
en scène et critique de théâtre (arrêté en 1933, déporté à Solovki, fusillé en
1937). Et nous pourrions allonger la liste…
Ces
« disparitions » systématiques sont le résultat de l’extermination
des prisonniers politiques dans les camps à partir du mois d’août 1937 (leur
libération était considérée comme indésirable et dangereuse). Par exemple, près
de Medvègègorsk en Carélie, non loin des fameux Solovki, en hommage au 20e anniversaire
de la Révolution d’octobre, 1 111 prisonniers politiques ont été fusillés dans
les cinq jours qui ont suivi la sentence prononcée à la hussarde par une troïka
de trois juges. C’est ainsi qu’ont péri de nombreux représentants de l’élite
intellectuelle ukrainienne. Quelques années auparavant, les 13-15 décembre
1934, vingt-huit personnes – dont, entre autres, les poètes Dmytro Falkivs’kyi
et Oleksa Vlyz’ko, le nouvelliste Hryhoriy Kossynka, le romancier, le
dramaturge et journaliste Kost’ Bouréviy (une quinzaine d’écrivains ukrainiens au
total) – à la suite de dénonciations absurdes et grotesques, ont été condamnés par
la cour d’assises de Moscou du Tribunal militaire suprême de l’urss, qui siégeait extra muros en
Ukraine et fusillés sans atermoiement. L’acte d’accusation relevait d’une façon
grotesque que « la plupart des accusés étaient arrivés en urss avec des bombes et des revolvers en
provenance de Pologne et de Roumanie pour exécuter une chaîne d’actes
terroristes ». Plusieurs d’entre eux n’avaient jamais mis les pieds à
l’étranger !
Récemment, ont
été exhumés les dossiers judiciaires qui avaient été montés de toutes pièces
par le nkvd contre Mykola
Khvylovyi. Une lecture même cursive de ces pièces illustre à quel point un tel
système pouvait faire preuve d’une cruauté inimaginable et sans bornes, car il
avait détruit non seulement des vies humaines, mais aussi, pour les effacer à
jamais de la mémoire collective, les manuscrits qui étaient tombés dans ses
mains et qui, contrairement à ce que pensait et écrivait Mikhaïl Boulgakov, un contemporain
de Mykola Khvylovyi, malheureusement, brûlent bel et bien. C’est ainsi que des
œuvres khvyloviennes ont été recouvertes à jamais sous une lourde chape de silence.
Il n’en reste pas moins que les œuvres qui ont pu échapper à cet autodafé témoignent
des raisons pour lesquelles on peut ranger, sans conteste, cet écrivain parmi
les grands classiques de la littérature européenne. Et ce d’autant plus qu’une
des idées essentielles de son esthétique et l’ambition que vise son art est précisément
d’aspirer à la réalisation d’un rêve européen par la préférence accordée à
l’introspection de l’âme humaine, qui représente l’essence même de la littérature européenne, contre le réalisme
socialiste moscovite – choix qui se résume en un slogan répété et sans
ambiguïté : « Fuir Moscou ! ». En effet, Mykola Khvylovyi
souhaite que la littérature ukrainienne s’extraie du provincialisme auquel la
confine la domination de la littérature russe, et qu’elle se débarrasse des
clichés et des stéréotypes véhiculés par un folklorisme et un sentimentalisme
de mauvais aloi, pour égaler, dans leur aura et leur valeur multiculturelles,
les plus grandes littératures européennes. On comprend, dès lors, pourquoi,
l’écriture de Mykola Khvylovyi sait, si
bien, fondre, dans un même mouvement, complexité philosophique et délicatesse esthétique,
hétérogénéité et syncrétisme des formes
et des thèmes. Son objectif n’est pas de copier servilement une réalité toujours
déjà là et connue à l’avance, mais bien de créer, par la force du verbe, un
univers à l’« inquiétante étrangeté », c'est-à-dire un déjà-vu-jamais-vu,
un déjà-entendu-jamais-entendu, bref un silence assourdissant.
Pour mettre
en évidence les effets stylistique et pragmatique de ce silence, nous allons
procéder à une analyse discursive de quelques textes de Mykola Khvylovyi publiés
dans deux recueils, Études bleues
(1923) et Automne (1924). Ces récits sont traduits en français et
annotés par Oles Masliouk et préfacés, en 1992, par un célèbre dissident
soviétique, un mathématicien qui a réussi à partir pour la France, Léonid
Pliouchtch[7].
C’est cette édition française qui nous servira d’édition de référence.
La VOIX
des silences-cris textuels
Il
est certain que chaque écrivain a une conception personnelle du silence, qui
entre en résonance avec son vécu le plus intime et avec ses choix esthétiques.
Celle de Mykola Khvylovyi s’incarne essentiellement dans ce qu’on pourrait
appeler une écriture subjectiviste – c'est-à-dire une écriture qui est
toujours en lutte contre le silence, mais en même temps fascinée et tentée par
lui. En effet, comme le rappelle Pierre Van den Heuvel : « [c’est] le silence du discours vide (silence des
signifiants) qui renforce la voix (l’appel). En rabâchant toujours les mêmes
paroles inoffensives, le locuteur ne fait, au fond, que rompre sans cesse le
silence qui le menace[8]».
Le silence menaçant est, ainsi, conjuré par une surabondance de paroles
digressives qui crée un vide. Cette « fonction de la parole
subjectiviste, condamnée à combattre le silence, mène à une amplification
du discours qui semble inépuisable. Grâce à un renforcement de l’intensité
subjective, elle peut également conduire à une réduction, à une
condensation qui rapproche le discours du cri[9] ».
Ce silence-cri est, à l’évidence, une des caractéristiques essentielles des
œuvres de Mykola Khvylovyi.
[1] On notera que, en fait, Mykola
Khvylovyi n’a connu qu’une dizaine d’années de carrière littéraire, à l’issue
de laquelle il a subi près de soixante ans d’oubli.
[2] Ricœur, Paul. La Mémoire,
l’Histoire, l’Oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 653.
[3] Y. Lavrinenko
a lui-même passé sept ans dans les camps de concentration soviétiques
(1935-1942).
[4] La Renaissance fusillée, anthologie des
œuvres (majoritairement des poèmes), écrites en Ukraine entre 1917 et 1933 et
interdites à la publication en urss,
éditée à Paris aux éditions Kultura en 1959 par J. Giedroyć. Ce dernier (1906-2000) a fondé Kultura à Paris, une revue
sur les cultures polonaise et mondiale, dont de nombreux articles étaient
consacrés à une lutte sans merci contre le communisme et le totalitarisme. Ont
collaboré à cette revue de grands écrivains et penseurs du XXe siècle, comme
A. Camus, S. Weil, G. Orwell, W. Gombrowicz.
[5] Le ministère
des affaires intérieures, l’héritier du NKVD, la police politique de l’URSS.
[6] Lavrinenko, Yuriy. La Renaissance fusillée, Kyïv, Smoloskyp, 2007,
p. 12.
[7] Khvylovyi, Mykola. La
route et l'hirondelle : nouvelles, trad. de l'ukrainien par
Oles Masliouk; préf. de Leonid Pliouchtch, Monaco-Paris, Ed. du Rocher, 1993,
252 p. Dorénavant, ne sera cité que le titre des nouvelles de ce recueil.
[8] Heuvel, Pierre Van den. Parole.
Mot. Silence, Paris, José Corti, 1985, p. 69.
[9] Ibid.,
p. 71 ; souligné par l’auteur.
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