Vassyl Barka (1908-2003)


Ce poète, prosateur, traducteur et penseur religieux ukrainien est auteur du roman Le Prince jaune qui raconte au monde entier les horreurs du Holodomor

Vassyl Barka, de son vrai nom Vassyl Otcheret’ko, fait une carrière littéraire et scientifique dans les années 1920-1930. Il est issu d’une famille de paysans pauvres de la région de Poltava. Jusqu’à l’âge de 20 ans, il enseigne les mathématiques et la physique à l’école secondaire dans un coron de mineurs prénommé Sioma Rota[1]. Autodidacte, à la fois, il se lance dans l’étude du marxisme et montre de l’intérêt pour la philosophie et, surtout, pour la littérature. C’est également cette époque qu’il fait ses premiers pas dans la poésie. Admirateur des poètes dits de «  la Renaissance fusillée »[2], il décide d’envoyer ses textes poétiques, sous un pseudonyme créé à partir de l’abréviation de son vrai nom, Otcheret (de l’ukr. « roseau »), à Pavlo Tytchyna, responsable du département de poésie de la revue « La Voie Rouge ». C’est donc dans la plus grande revue de l’Ukraine soviétique de l’entre-deux-guerres que les premiers poèmes de Vassyl Barka paraissent en 1929. L’année suivante, son premier recueil de poésie, Les Voies, est édité à Kharkiv aux « Éditions Nationales ». Sa carrière poétique commençant à l’époque où culminent les répressions contre les intellectuels ukrainiens, il est « dans l’ordre des choses », si l’on peut dire, que le poète devienne lui aussi la cible d’une critique virulente. Et, en effet, un article qui occupe toute une page du journal littéraire le plus important en Ukraine, Literatourna hazeta, dénonce la nature antisoviétique du recueil. On accuse, sans aucune preuve et aucun indice sérieux, Vassyl Barka d’avoir eu l’intention de calomnier son pays en répandant une information mensongère en Occident, celle de la prétendue « extermination physique de tous les responsables religieux ». De plus, comme tous ses autres collègues en butte aux persécutions de la censure politique, il est poursuivi sous le chef d’inculpation de « nationalisme bourgeois ». Par la suite, pour se réhabiliter et continuer à exister en tant que poète, il doit à plusieurs reprises publiquement battre sa coulpe et faire son mea culpa. Aussi pour recevoir son absolution, en quelque sorte, décide-t-il de rédiger quelques poèmes de circonstances qui répondent à une « commande sociale », poèmes réunis dans le recueil Ateliers d’usine, édité en 1932, à Kharkiv – ses textes se fondent sur l’expérience qu’il a vécue dans l’usine où il a été envoyé pour sa rééducation. Cette fois-ci, comme de bien entendu, la critique dans le journal « officiel », gardien de l’orthodoxie soviétique, se révèle positive. Il n’en reste pas moins que l’écrivain a de plus en plus mal à écrire des poèmes sur la classe ouvrière et à faire l’éloge de Staline. Aussi décide-t-il d’arrêter de publier ses textes poétiques, et ce durant une dizaine d’années, jusqu’à l’occupation allemande[3].
Quant à sa survie physique, il la doit essentiellement à son éloignement provisoire de l’Ukraine. En effet, en 1928, il entre en conflit avec les chefs régionaux du parti communiste – il a dénoncé avec virulence le détournement à leur profit des biens destinés aux orphelins – et est obligé de s’enfuir et de quitter son pays. Il s’installe donc à Krasnodar, dans le Kouban, territoire peuplé jadis par les Ukrainiens, mais rattaché à la Russie depuis 1860. Il y obtient un service d’enseignement de lettres dans une Université locale et abandonne pour toujours les sciences dures. Il s’ensuit que, puisqu’il travaille dans l’enseignement supérieur russe, il perd la possibilité de poursuivre ses recherches sur la littérature ukrainienne. Mais néanmoins, alors qu’il est éloigné de sa patrie, les poursuites politiques à l’encontre de Vassyl Barka continuent, et, de fait, il court plusieurs fois le risque d’être licencié de l’Université. Ce qui le sauve, ce sont les protestations des étudiants qui apprécient ses cours et sa grande culture littéraire (il est capable de citer par cœur des extraits conséquents d’œuvres classiques d’auteurs grecs et latins) et ses connaissances encyclopédiques peu communes. Toutefois, tout travail scientifique rémunéré lui est interdit, et, en compensation, on lui propose un emploi au musée littéraire de l’Université. Cette situation lui permet de continuer à travailler sur sa thèse qui porte sur La part du réel et du fantastique dans La Comédie Divine de Dante. Mais, la répression, veillant au grain, ne l’oublie pas et son service dans le musée prend fin rapidement, car il est à nouveau arrêté par la police et déféré devant un tribunal pour comportement contre-révolutionnaire. En effet, il est accusé de propagande religieuse, sous prétexte qu’il avait choisi une thématique biblique pour sélectionner et exposer des reproductions de tableaux de Dürer, de Véronèse, de Corrège et de Raphaël. Il évite la prison par miracle, grâce à la protection d’un collègue, Feliks Kon[4], spécialiste en arts reconnu dans toute l’URSS. De plus, par bonheur pour lui, dans les années 1930, la politique du Kremlin change, et donc les poursuites à l’encontre de Vassyl Barka sont abandonnées. Cette relaxe lui donne l’occasion de suivre des cours de littérature à l’Institut pédagogique de Moscou et d’y soutenir une thèse de doctorat, le 13 mars 1940.
Lors de la Deuxième Guerre Mondiale, ce maître de conférences en littérature médiévale est d’abord enrôlé, loin du front, dans les brigades populaires, puis il rejoint l’armée sur le front. En 1942, il est gravement blessé et se retrouve abandonné sur le champ de bataille. Il survit grâce à l’aide que lui apportent les habitants d’une ville occupée par les Allemands qui, au risque de leur vie, l’hébergent et le soignent. Mais d’après la loi soviétique en vigueur à l’époque, il est désormais considéré par les siens comme un déserteur et un traître envers sa patrie et risque donc le peine de mort, à coup sûr, s’il rejoint son armée. Le même sort l’attend s’il se livre aux Allemands. Sans aucune issue, sinon une mort assurée dans les deux camps, Vassyl Barka décide de rester dans le Kouban, c’est-à-dire sur le territoire occupé par l’ennemi, et s’emploie à dissimuler son passé militaire. Il travaille, d’abord, comme simple ouvrier dans une usine qui fabrique des bougies, puis comme correcteur dans un journal local qui commence à paraître sous l’occupation (Kouban). En 1943, les Allemands procèdent à l’évacuation des hommes de moins de 55 ans de toute la région. À l’instar de nombre de ses compatriotes, l’écrivain décide alors de quitter de son plein gré la ville en compagnie des troupes d’occupation. Il y laisse sa famille, car il est persuadé que son éloignement ne durera qu’une vingtaine de jours, mais en fait il est déporté loin de celle-ci, en Allemagne.
Augsbourg, 1946.
De droite à gauche assis: 

Yèvhène Malaniuk, Youriy Cheveliov.
Debout: Vassyl Barka

Oulas Samtchouk, Ihor Kostets'kyi.
C’est sur la route qui le mène à Berlin, en 1943, qu’il trouve son pseudonyme définitif,  « Vassyl Barka ». Cette ville connaît, à cette époque, une vie culturelle ukrainienne intense, et l’écrivain trouve très rapidement l’opportunité de se faire engager comme correcteur dans une maison d’édition ukrainienne, poste d’exception qui lui permet de ne pas porter l’étiquette « OST ». C’est dans cette ville qu’il renoue avec la poésie. Après l’évacuation de Berlin, il entame une véritable vie d’apatride. D’abord, il gagne la Thuringe, puis rejoint Weimar. Au début du mois d'avril 1945, cette ville est libérée par les troupes américaines, mais, dès juin, elle est occupée par les troupes soviétiques. Cette situation amène Vassyl Barka à entreprendre un voyage à pied de plus de 1000 km pour fuir plus à l’Ouest. Il prend bien soin de ne pas croiser les patrouilles soviétiques chargées d’intercepter les citoyens soviétiques  pour les rapatrier dans leur pays d’origine ; à cet effet, il se cache dans les granges et dans les forêts, et trouve même asile et aide dans des familles allemandes sensibles à son sort. Il arrive enfin à Augsbourg, mais il ne trouve pas de place pour lui dans les camps DP et se voit obligé de dormir dans une cahute en bois qu’il construit de ses propres mains. C’est dans ces misérables conditions de vie qu’il compose sa première œuvre en prose, Le Paradis, récit empreint d’une rancune sans bornes contre les soviétiques.
Il reçoit la proposition d’émigrer en Amérique, mais il refuse, car il a peur que sa santé fragile l’empêche d’arriver vivant à bon port. Ses amis lui proposent donc de passer illégalement la frontière française et d’aller s’installer à Paris où il pourrait occuper un poste vacant de professeur dans une école ukrainienne. Cette solution lui plaît d’autant plus que, dès sa prime jeunesse, l’écrivain a été un admirateur inconditionnel de la littérature française ; il a même traduit de nombreux poèmes français ; en passant, on peut noter que cet engouement pour la langue française n’est peut-être pas étranger au choix de son pseudonyme qui n’est pas sans rappeler, par sa consonance, le mot « barque ». Mais la police française l’arrête dans le train et l’incarcère ; la France rêvée se transforme alors pour le poète en un véritable cauchemar : interrogatoires musclés, séjour en prison et expulsion du pays manu militari. Il revient donc à la case départ et se retrouve dans un camp DP où, ironie du sort, plus tard, il reçoit l’autorisation d’immigrer en France. Mais l’amertume que lui a laissée sa première et malheureuse expérience française  le pousse plutôt à choisir de s’exiler, malgré ses problèmes de santé, aux États-Unis en 1950 ; c’est dans ce pays qu’il vivra, durant 53 ans, jusqu’à sa mort. La vie matérielle que connaît cet émigré solitaire est dure ; il effectue des petits boulots au noir et mène souvent une vie misérable et précaire – ainsi est-il obligé de s’installer longtemps seul dans un château d’eau ;  toutes ces difficultés, néanmoins, ne  l’empêchent pas de poursuivre sa carrière d’écrivain et de traducteur. En effet, Vassyl Barka traduit en ukrainien, entre autres, des extraits du Livre de l’Apocalypse (parus en 1963, à Rome), la pièce de Shakespeare LeRoi Lear (la traduction est publiée à Munich) et La Comédie Divine de Dante.



[1] Très étrangement, Sioma rota (en ukr. « Septième régiment ») est le titre du roman autobiographique de Volodymyr Sossura dans lequel est évoquée la Famine de 1932-1933.
[2] En fait, V. Barka, en tant que jeune poète débutant, entre dans  le champ littéraire ukrainien quand précisément celui-ci commence à être l’objet d’une répression féroce fomentée par le pouvoir. Par exemple, en 1929, M. Khvylovyi est obligé de faire son mea culpa, les activités de VAPLITE ont pris fin à cette date, etc.
[3] Ses manuscrits inédits ont été perdus pendant la guerre.
[4] Feliks Kon (1864-1941), révolutionnaire, chercheur et homme d’état soviétique d’origine juive polonaise.


Traduction en français:
Barka, Vasyl, Le Prince jaune, traduit de l'ukrainien par Olga Jaworskyj, Paris, Gallimard, 1981.

Article consacré à la sortie du Prince jaune en France en 1981


Piotr Rawicz est le préfacier de l'édition française

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