Ce poète, prosateur, traducteur et penseur religieux ukrainien est auteur du roman Le Prince jaune qui raconte au monde entier les horreurs du Holodomor
Vassyl Barka, de son vrai nom
Vassyl Otcheret’ko, fait une carrière littéraire et scientifique dans les années 1920-1930. Il est
issu d’une famille de paysans pauvres de la
région de Poltava. Jusqu’à l’âge de 20 ans, il enseigne les mathématiques et la
physique à l’école secondaire dans
un coron de mineurs prénommé Sioma Rota[1]. Autodidacte, à la fois, il se lance dans l’étude
du marxisme et montre de l’intérêt pour la philosophie et, surtout, pour la
littérature. C’est également cette époque qu’il fait ses premiers pas dans la
poésie. Admirateur des poètes dits de « la Renaissance fusillée »[2], il
décide d’envoyer ses textes poétiques, sous un pseudonyme créé à partir de l’abréviation
de son vrai nom, Otcheret (de l’ukr.
« roseau »), à Pavlo Tytchyna, responsable du département de
poésie de la revue « La Voie Rouge ». C’est donc dans la plus grande
revue de l’Ukraine soviétique de l’entre-deux-guerres que les premiers poèmes
de Vassyl Barka paraissent en 1929. L’année suivante, son premier recueil de
poésie, Les Voies, est édité à
Kharkiv aux « Éditions Nationales ». Sa carrière poétique commençant
à l’époque où culminent les répressions contre les intellectuels ukrainiens, il
est « dans l’ordre des choses », si l’on peut dire, que le poète devienne lui
aussi la cible d’une critique virulente. Et, en effet, un article qui occupe
toute une page du journal littéraire le plus important en Ukraine, Literatourna hazeta, dénonce la nature
antisoviétique du recueil. On accuse, sans aucune preuve et aucun indice
sérieux, Vassyl Barka d’avoir eu l’intention
de calomnier son pays en répandant une information mensongère en Occident,
celle de la prétendue « extermination physique de tous les responsables
religieux ». De plus, comme tous ses autres collègues en butte aux persécutions
de la censure politique, il est poursuivi sous le chef d’inculpation de
« nationalisme bourgeois ». Par la suite, pour se réhabiliter et
continuer à exister en tant que poète, il doit à plusieurs reprises
publiquement battre sa coulpe et faire son mea
culpa. Aussi pour recevoir son absolution, en quelque sorte, décide-t-il de
rédiger quelques poèmes de circonstances qui répondent à une « commande
sociale », poèmes réunis dans le recueil Ateliers d’usine, édité en 1932, à Kharkiv – ses textes se fondent
sur l’expérience qu’il a vécue dans l’usine où il a été envoyé pour sa
rééducation. Cette fois-ci, comme de bien entendu, la critique dans le journal
« officiel », gardien de l’orthodoxie soviétique, se révèle positive.
Il n’en reste pas moins que l’écrivain a de plus en plus mal à écrire des
poèmes sur la classe ouvrière et à faire l’éloge de Staline. Aussi décide-t-il
d’arrêter de publier ses textes poétiques, et ce durant une dizaine d’années, jusqu’à
l’occupation allemande[3].
Quant à sa survie physique, il la doit essentiellement à son
éloignement provisoire de l’Ukraine. En effet, en 1928, il entre en conflit
avec les chefs régionaux du parti communiste – il a dénoncé avec virulence le
détournement à leur profit des biens destinés aux orphelins – et est obligé de s’enfuir
et de quitter son pays. Il s’installe donc à Krasnodar, dans le Kouban, territoire
peuplé jadis par les Ukrainiens, mais rattaché à la Russie depuis 1860. Il y obtient
un service d’enseignement de lettres dans une Université locale et abandonne
pour toujours les sciences dures. Il
s’ensuit que, puisqu’il travaille dans l’enseignement supérieur russe, il perd
la possibilité de poursuivre ses recherches sur la littérature ukrainienne. Mais
néanmoins, alors qu’il est éloigné de sa patrie, les poursuites politiques à
l’encontre de Vassyl Barka continuent, et, de fait, il court plusieurs fois le
risque d’être licencié de l’Université. Ce qui le sauve, ce sont les protestations
des étudiants qui apprécient ses cours et sa grande culture littéraire (il est
capable de citer par cœur des extraits conséquents d’œuvres classiques d’auteurs
grecs et latins) et ses connaissances encyclopédiques peu communes. Toutefois, tout
travail scientifique rémunéré lui est interdit, et, en compensation, on lui
propose un emploi au musée littéraire de l’Université. Cette situation lui
permet de continuer à travailler sur sa thèse qui porte sur La part du réel et du fantastique dans La
Comédie Divine de Dante. Mais, la répression, veillant au grain, ne
l’oublie pas et son service dans le musée prend fin rapidement, car il est à
nouveau arrêté par la police et déféré devant un tribunal pour comportement
contre-révolutionnaire. En effet, il est accusé de propagande religieuse, sous
prétexte qu’il avait choisi une thématique biblique pour sélectionner et exposer
des reproductions de tableaux de Dürer, de Véronèse, de Corrège et de Raphaël. Il
évite la prison par miracle, grâce à la protection d’un collègue, Feliks Kon[4],
spécialiste en arts reconnu dans toute l’URSS. De plus, par bonheur pour lui,
dans les années 1930, la politique du Kremlin change, et donc les poursuites à
l’encontre de Vassyl Barka sont abandonnées. Cette relaxe lui donne l’occasion
de suivre des cours de littérature à l’Institut pédagogique de Moscou et d’y
soutenir une thèse de doctorat, le 13 mars 1940.
Lors de la Deuxième Guerre Mondiale,
ce maître de conférences en littérature médiévale est d’abord enrôlé, loin du
front, dans les brigades populaires, puis il rejoint l’armée sur le front. En
1942, il est gravement blessé et se retrouve abandonné sur le champ de bataille.
Il survit grâce à l’aide que lui apportent les habitants d’une ville occupée
par les Allemands qui, au risque de leur vie, l’hébergent et le soignent. Mais
d’après la loi soviétique en vigueur à l’époque, il est désormais considéré par
les siens comme un déserteur et un traître envers sa patrie et risque donc le
peine de mort, à coup sûr, s’il rejoint son armée. Le même sort l’attend s’il
se livre aux Allemands. Sans aucune issue, sinon une mort assurée dans les deux
camps, Vassyl Barka décide de rester dans le Kouban, c’est-à-dire sur le
territoire occupé par l’ennemi, et s’emploie à dissimuler son passé militaire.
Il travaille, d’abord, comme simple ouvrier dans une usine qui fabrique des
bougies, puis comme correcteur dans un journal local qui commence à paraître
sous l’occupation (Kouban). En 1943,
les Allemands procèdent à l’évacuation des hommes de moins de 55 ans de toute
la région. À l’instar de nombre de ses compatriotes, l’écrivain décide alors de
quitter de son plein gré la ville en compagnie des troupes d’occupation. Il y
laisse sa famille, car il est persuadé que son éloignement ne durera qu’une vingtaine
de jours, mais en fait il est déporté loin de celle-ci, en Allemagne.
Augsbourg, 1946. De droite à gauche assis: Yèvhène Malaniuk, Youriy Cheveliov. Debout: Vassyl Barka, Oulas Samtchouk, Ihor Kostets'kyi. |
C’est sur la route qui le mène à
Berlin, en 1943, qu’il trouve son pseudonyme définitif, « Vassyl Barka ». Cette ville
connaît, à cette époque, une vie culturelle ukrainienne intense, et l’écrivain trouve
très rapidement l’opportunité de se faire engager comme correcteur dans une
maison d’édition ukrainienne, poste d’exception qui lui permet de ne pas porter
l’étiquette « OST ». C’est dans cette ville qu’il renoue avec la
poésie. Après l’évacuation de Berlin, il entame une véritable vie d’apatride.
D’abord, il gagne la Thuringe, puis rejoint Weimar. Au début du mois d'avril 1945, cette
ville est libérée par les troupes américaines, mais, dès juin, elle est occupée
par les troupes soviétiques. Cette situation amène Vassyl Barka à entreprendre
un voyage à pied de plus de 1000 km pour fuir plus à l’Ouest. Il prend bien
soin de ne pas croiser les patrouilles soviétiques chargées d’intercepter les
citoyens soviétiques pour les rapatrier dans leur pays d’origine ; à cet
effet, il se cache dans les granges et dans les forêts, et trouve même asile et
aide dans des familles allemandes sensibles à son sort. Il arrive enfin à
Augsbourg, mais il ne trouve pas de place pour lui dans les camps DP et se voit obligé de dormir dans une cahute
en bois qu’il construit de ses propres mains. C’est dans ces misérables
conditions de vie qu’il compose sa première œuvre en prose, Le Paradis, récit empreint d’une rancune
sans bornes contre les soviétiques.
Il reçoit la
proposition d’émigrer en Amérique, mais il refuse, car il a peur que sa santé
fragile l’empêche d’arriver vivant à bon port. Ses amis lui proposent donc de
passer illégalement la frontière française et d’aller s’installer à Paris où il
pourrait occuper un poste vacant de professeur dans une école ukrainienne. Cette
solution lui plaît d’autant plus que, dès sa prime jeunesse, l’écrivain a été
un admirateur inconditionnel de la littérature française ; il a même traduit
de nombreux poèmes français ; en passant, on peut noter que cet engouement
pour la langue française n’est peut-être pas étranger au choix de son
pseudonyme qui n’est pas sans rappeler, par
sa consonance, le mot « barque ». Mais la police française l’arrête dans le train et
l’incarcère ; la France rêvée se transforme alors pour le poète en un
véritable cauchemar : interrogatoires musclés, séjour en prison et expulsion
du pays manu militari. Il revient
donc à la case départ et se retrouve dans un camp DP où, ironie du sort, plus tard, il reçoit l’autorisation d’immigrer
en France. Mais l’amertume que lui a laissée sa première et malheureuse
expérience française le pousse plutôt à choisir de s’exiler, malgré ses problèmes
de santé, aux États-Unis en 1950 ; c’est dans ce pays qu’il vivra, durant
53 ans, jusqu’à sa mort. La vie matérielle que connaît cet émigré solitaire est
dure ; il effectue des petits boulots au noir et mène souvent une vie misérable
et précaire – ainsi est-il obligé de s’installer longtemps seul dans un château
d’eau ; toutes ces difficultés,
néanmoins, ne l’empêchent pas de
poursuivre sa carrière d’écrivain et de traducteur. En effet, Vassyl Barka
traduit en ukrainien, entre autres, des
extraits du Livre de l’Apocalypse (parus
en 1963, à Rome), la pièce de Shakespeare LeRoi Lear (la traduction est publiée à Munich) et La Comédie Divine de Dante.
[1] Très étrangement, Sioma rota (en ukr. « Septième régiment ») est le titre
du roman autobiographique de Volodymyr Sossura dans lequel est évoquée la
Famine de 1932-1933.
[2] En fait, V. Barka, en tant que jeune
poète débutant, entre dans le champ
littéraire ukrainien quand précisément celui-ci commence à être l’objet d’une
répression féroce fomentée par le pouvoir. Par exemple, en 1929, M. Khvylovyi
est obligé de faire son mea culpa,
les activités de VAPLITE ont pris
fin à cette date, etc.
Traduction en français:
Barka, Vasyl, Le Prince jaune, traduit de l'ukrainien par Olga Jaworskyj, Paris, Gallimard, 1981.
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