Pavlo Tytchyna (1891-1967)


Oeuvres: source Mazepa 99

Examen

A peine avons-nous commencé à aimer la terre, avons pris 
les pioches dans les mains, les caoutchoucs dans la boue... 
au nom du ciel, mettez des manchettes, dites-leur 
quelque chose : ils demandent si nous avons une culture !
Des vérolés, des étrangers, fumaient posément à travers un pince-nez. 
Et tout autour la misère – comme la poisse ! Et tout autour 
la terre retournée, couverte de sang aussi... 

Skovoroda est venu ici. 
1920 
Traduit par Oles Masliouk 

Le vent d'Ukraine



A Mykola Khvylovy


Je n'aime rien tant que le vent qui vente,
Vent de démons, vent maudit !

Le voilà qui s'élance,
Mugit, siffle, tourbillonne
Et dans le bois la feuille d'antan
Bondit comme graine du diable.

Ou bien c'est à la glèbe qu'il s'attache.
Il donne un coup d'épaules aux wagons :
Les voyez-vous qui filent sur les rails
Et comme les peupliers se penchent ?

Vent de démons, vent maudit !

Au Bengale demeure Rabindrahath ;
Chez nous tout est calme : les gens sont de glaise,

Il rit, le vent de l'Ukraine,
Le vent de l'Ukraine !

A la vitre, l'Occident, comme à une grille :
Sont-ce des bêtes ou des gens en marche ?
Il rit, le vent de l'Ukraine,
Le vent de l'Ukraine !

Vent de démons, vent maudit !

Il sort la tête du Dnièpr :
N'attendez rien de bon, " messieurs " ;
Le jeu est vain !

Ah !
Je n'aime rien tant
Que le vent qui vente,
Ses routes, ses tourments,
Et la terre,
Ma terre.

Traduit par Antoine Martel

Famine



Si au moins le jour pouvait se lever... — Maman, du pain !
Le père s'est levé : tais-toi !
Près du feu dans le wagon se pressent
et meurent les fuyards affamés.

Et la fumée leur ronge les yeux.
Le froid va jusque dans les os.
Et derrière le wagon les cris, le brouhaha,
le troc et le trafic et les sifflets.

Vêtue de loques, de peine, de maladies
La mère recroquevillée. Emmitouflé l'enfant
d'une chiffe, voila : mais dors —
si pour toujours tu pouvais t'endormir, ô toi... la Vie !

Nous sommes venus ici, et la famine nous a suivie.
Il n'y a pas d'humanité parmi les hommes.
Tu sais... il y a peu une femme d'ici
fit cuire ses deux enfants...

Père sursauta : démente !
Tais-toi ! tais-toi ! Pourquoi dis-tu cela ? —
Mère se dressa vociférant,
et père lui cracha au visage...

1921 ? 1932 ?

Traduit par Alice Kessoss

Tumulte d'or



Au-dessus de Kyïv — un tumulte d'or
Et des colombes, et le Soleil !
En bas
Le Dniepr effleure ses cordes...

Les Ancêtres,
Les Ancêtres se sont dressés de leurs tombes,
Ils vont par la ville.
Les Ancêtres portent au soleil des offrandes
Dans un tumulte d'ort.
Oh ! ce tumulte !
On n'y entend plus la voix de l'ami.
A cause de lui, les orages, sur la ville, pleurent;
Car on ne les remarque pas.
Tumulte d'or !

La nuit,
Quand la voie lactée étale sa poussière d'argent,
Ouvre la fenêtre, écoute !
Ecoute bien !
Quelque part dans le ciel coulent des fleuves puissants,
Les fleuves des cloches de la Laure et de Sainte-Sophie.
Des barques dorées
Venues d'un Passé lointain, accostent.
Des barques dorées.
Tenant une croix,
Transperce de rayons,
Par la grâce de Dieu blessé au cœur,
Paraît André, premier du nom.
Il gravit les collines,
" Bénis soyez Collines, et toi, Fleuve troublé "
Et les collines se mirent à rire
Et à verdoyer...
Et le fleuve troublé s'emplit de soleil et d'azur,
Il effleure ses cordes...

La nuit,
Quand la voie lactée étale sa poussière d'argent,
Sors sur le Dniepr !
         ... Au-dessus de ce vieillard aux moustaches grises le long des sillons célestes, Dieu passe
Et Dieu sème.
Des grains
De musique de cristal
Tombent.
Des profondeurs de l'éternité, des grains tombent
Dans l'âme.
Et là, dans le temple de l'âme,
Sous les hauteurs infinies où s'envolent les prières-colombes
Là,
Dans le temple vibrant, ils s'épanouissent en accords
Inspirés comme le regard des Ancêtres.

Il était comme un druide, enivré de prières
Notre Kyïv
Priant pour toute l'Ukraine
— Merveilleux Kyïv —

L'orage !
Spontanément il ouvre les yeux
Et tous rient comme le Vin...
— Eclair !
— Effroi !
Déployant des bannières éclatantes
(Et tous rient comme le Vin)
Kyïv se dresse en flammes
Dans la création sublime.
" Salut ! Salut ! " crient les yeux.
Des milliers d'yeux...
Soudain, c'est le silence... Quelqu'un parle !
" Gloire ! " jaillit de milliers de poitrine.
Les colombes.

C'était l'Ukraine
Que bénissait de la Croix
Pour toutes les années d'infamie
André, premier du nom,
Transpercé de rayons,
Par la grâce de Dieu blessé au cœur.
Et les collines se mirent à rire
Et à verdoyer...

Mais voici deux tombeaux noirs
Et un tout blanc.
Et alentour
Des estropiés.
Ils rampent, ils gémissent, ils tendent leurs mains
Oh ! ces doits crispés !
Donnez !
Donnez-leur à manger — qu'ils ne nourrissent pas de monstre dans leur sein !
Donnez !
Ils rampent, ils gémissent, ils maudissent le soleil,
Le soleil et le Christ !

Ils avancent,
Riches, pauvres, fiers, jeunes, amoureux des nuages, de la musique,
Ils avancent...

Un oiseau noir aux yeux crochus,
Un oiseau noir, surgi des recoins pourris de l'âme,
Volant des champs de bataille,
Croasse...
Dans ce tumulte d'or au-dessus de Kyïv
Au-dessus de toute l'Ukraine,
Il croasse.

Oiseau sans âme !
N'as-tu pas des siècles durant, dévoré
L'âme humaine crucifiée ?
Durant des siècles.
N'as-tu pas arraché aux vivants leurs yeux,
A leur cœur, la Foi ?
A leur cœur, la Foi.
Que veux-tu maintenant
A l'heure de la joie et du rire ?
Que veux-tu maintenant, oiseau sans âme ? — Parle !
Des ailes noires sur les colombes et sur le soleil.
Des ailes noires...

— Mon frère, te souvient-il des jours de printemps à l'aube de la liberté ?
Enlacés, nous suivions des sentiers fraternels,
Nous glorifiions le soleil !
Et pour nous tous, pour l'herbe même, il y avait des larmes qui riaient...

— Non, je ne me rappelle pas. Va-t-en.
— Mon bien-aimé, pourquoi ne ris-tu pas, pourquoi n'es-tu pas joyeux ?
C'est moi, ton frère, qui te parle en ami.
Ne m'as-tu pas reconnu ?
— Va-t-en — je te tuerai !
Un oiseau noir
Un oiseau noir croasse,
Et alentour
Des estropiés.
A l'heure de la joie et du rire
Qui les a mis à genoux ?
Qui leur a dit de tendre la main,
Quel Dieu fou, à l'heure de la joie et du rire ?

Les Ancêtres se sont détournés avec horreur.

Nous grandirions ! dirent les peupliers
Nous éclaterons en chansons ! dirent les fleurs
Nous déborderons ! dit le Dniepr.
Les peupliers, les fleurs, le Dniepr.

Sonne, sonne, sonne
Et se brise en morceaux...
Seraient-ce des sources d'or qui surgissent sous terre ?
Onde, souffle, caresse
Frisson de rêve...
Seraient-ce des pierres précieuses qui poussent dans la profondeur des monts ?

" Nous grandirons! " disent-ils
" Nous déborderons ! " dit le Dniepr.

Dans le matin étoilé, mets ton oreille contre terre
... Ils viennent !
Des villages, des hameaux, ils avancent vers Kyïv
Par les routes, les chemins, les sentiers.
Et leurs cœurs battent en cadence.
Ils viennent ! Ils viennent !
Ils résonnent comme des soleils, en cadence,
Ils viennent ! Ils viennent !
Ils résonnent comme des soleils, en cadence,
Ils viennent ! Ils viennent !
Sur les routes, les chemins, les sentiers
Ils viennent !
Et tous rient comme le Vin
Et tous chantent comme le Vin...
" Je suis un peuple fort,
           Un peuple jeune.
J'ai écouté ton tumulte d'or
Et voilà que j'ai entendu.
J'ai regardé dans tes yeux
Et voilà que j'ai vu,
Les montagnes de pierre qu'ils ont jetées sur ma poitrine
Je les ai secouées si facilement.
Comme un duvet,
Je suis le Feu sacré perpetuel,
L'esprit éternel.
Accueille-nous avec du soleil et des colombes !
Je suis un peuple fort ! Avec du soleil et des colombes...
Accueille-nous avec nos chansons !
Je suis jeune
Si jeune ! "

Traduit par Olga Repetylo



Première parution : Bulletin Franco-Ukrainien, N° 14, avril 1963


Lyres ô lyres, 
vos échos d'or et sonores parcourent les bois
                                Et carillonnent :
                Le printemps,
                Doux onguent,
Paré de fleurs-perles
                                S'avance gaiement.

Pensées, pensées,
comme nefs sur les vagues, vous emplissez l'azur
                                De tons suaves :
                Un massacre
                Se prépare !
Les pleurs et les rires
                                Seront tout de nacre...

Je vais, je vois
les clochettes-ruisseaux, les alouettes jetant
                                Des reflets d'or :
                Le printemps
                Vient gaiement,
Paré de fleurs-perles
                                Et tout embaumant.

Ma vie, mon cœur,
tu viens mélancolique, ou regorgeant d'allégresse,
                                A travers champs :
                Tends ton arc
                De regards !
Les pleurs et les rires
                                Seront tout de nacre... 

Traduit par Henri Abril

Tirée de : Victor Koptilov. Parlons ukrainien. Langue et culture. L'Harmattan. Paris. 1995  

Comme une seule famille




C'est en vain qu'on voudrait que je passe
par les gués étroits de mon pays ;
un pont, comme un arc-en-ciel tenace,
à tous les peuples me relie.

Plus solide que tous le sponts,
mille piliers le fixent à terre,
et l'écho dans le lointain répond
quand le frappe le tonnerre...

La foudre en salves retentit
au-dessus des rivières, des monts.
L'amitié des peuples a bâti
cet arc d'acier entre les nations.

Dès que jaillit en lui l'étincelle
Notre cœur triste s'éclaircit,
comme ayant bu des forces nouvelles
au milieu des steppes dans un puits.

Oh, boire, boire cette eau froide
pour apaiser la soif cruelle !
Et librement, sans dérobades,
reconnaître : chaque langue est belle.

Chaque langue qu'on effleure
semble souple et cristalline ;
les mots changent de sons, de couleur,
mais ils ont même sens et racine.

La langue d'autrui n'est pas facile
à ployer au premier abord ;
mais soudain elle chante, docile,
plus proche que la mienne encor.

Car les mots, plus que des sons clinquants,
plus qu'un dictionnaire sans vie,
reflètent joie, travail et tourments ;
en eux palpite une seule famille.

Et l'herbe en fleur, le bruit du feuillage,
les vagues de la joie populaire.
Les mots, depuis le fond des âges,
relient les hommes sur la terre.

Dans ta langue riche introduis
tous les mots qu'il te plaira.
Cela t'est possible depuis
la victoire du prolétariat. 

Traduit par Henri Abril



Tirée de : POEZIIA IEVROPY V TRIOKH TOMAKH. Poetry of Europe in three volumes. Europäische Lyrik in drei Bänden. Poésie d'Europe en trois tomes. Tom trietii. Poeziia SSSR. (...) Tome troisième. La poésie de l'U.R.S.S.
Moskva, Progress, 1977

Trois fils

Trois fils sont venus voir leur mère,
trois fils de sa chair, l'un à l'autre étrangers,
               Pour les pauvres se bat le premier,
               pour les riches le deuxième,
quant au troisième, débordant de forces, il languit —
               c'est un bandit.

" Comme le monde est vaste, douce mère !
dit l'aîné aux yeux clairs ;
le malheur n'existe pas qu'ici,
le peuple souffre partout sur la terre,
partout règne le riche maudit. "

" Hé, la mère ! dit le second fils aux yeux sombres,
que nous importe le vaste monde ?
Notre sol nous donne tout en abondance :
du blé, du charbon et du chanvre.
Qu'on aille donc le pendre à une corde
Ce damné fauteur de troubles et de désordre ! "

" La vieille ! dit le plus jeune au front bas,
chasse-les tous les deux de l'isba ;
qu'ils me laissent tranquille, qu'aucun ne m'irrite ;
               Un poing solide —
voilà la vraie liberté, le bonheur idéal :
riche ou pauvre, c'est égal. "

Le premier brandit son sabre;
le deuxième se met en garde,
et le troisième tire son poignard...
" Oh, mon enfant, mon fils chéri ! "
Tombe mort le bandit.
Mais les duex frères continuent de se battre —
il n'est rien qui le sépare.

Traduit par Henri Abril


Tiré de : POEZIIA IEVROPY V TRIOKH TOMAKH. Poetry of Europe in three volumes. Europäische Lyrik in drei Bänden. Poésie d'Europe en trois tomes.Tom trietii. Poeziia SSSR. (...) Tome troisième. La poésie de l'U.R.S.S. Moskva, Progress, 1977 

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