Mykhaylo Kotsubynskiy Les ombres des ancêtres oubliés (fin)

***

Demain c’est une grande fête. Saint George (23 avril) prend chez Saint Dimitri les clefs de l’univers pour régner sur la terre. Les grandes eaux sur lesquelles la terre flotte vont l’amener plus haut vers le ciel. Saint George ornera les forêts et les champs, la brebis s’habillera de la nouvelle laine comme la terre qui se couvre d’herbes l’été, et les prairies se reposeront du bétail et elles seront envahies par les bonnes herbes. Demain c’est le printemps, le jour de la joie et du soleil, mais déjà aujourd’hui les montagnes fleurissent des lumières et la fumée bleuâtre enveloppe les sapins dans la voile transparente. Et quand le soleil descend, les feux ont perdu leurs fleurs, les fumées sont parties dans le ciel et le bétail a répondu avec un cri de joie – les bêtes ont franchi le feu pour devenir fortes comme ce feu d’été et pour se multiplier comme la cendre se multiplie dans le feu.

Les gens sont allés se coucher tard à la veille de la Saint George, bien qu’ils doivent se lever tôt.
Palagna fut réveillée dès que le jour se montra. « Et s’il était trop tôt ? » - pensa-t-elle à haute voix, mais tout de suite elle se souvint que c’était la fête et qu’elle devait aller dans la prairie. Elle enleva la couverture chaude et se mit debout. Ivan dormait encore, le four bâillait dans un coin en montrant toute sa bouche noire, et un grillon y stridulait une chanson triste. Palagna déboutonna sa chemise et l’enleva, dans la maison, elle resta nue un instant, et en regardant Ivan derrière elle, et elle se dirigea vers la sortie. La porte cria et le froid du matin embrassa son corps. Les montagnes étaient encore endormies. Les forêts de sapins dormaient aussi – sévères comme des moines, et pendant la nuit les prairies et les sommets sont devenues gris, disparaissant dans le brouillard. La brume froide montait de la vallée et tendait ses pattes blanches et poilues vers les sapins noirs, et la rivière Tcheremoch racontait ses rêves sous le ciel encore blanc.
Palagna marchait sur les herbes mouillées et tremblait doucement dans la fraîcheur matinale. Elle était sûre que personne ne la voyait, et même si quelqu’un la voyait ? Certes, c’était dommage de perdre ainsi la sorcellerie. Elle ne pensait qu’à ça. Le jour de l’Annonciation elle avait enterré dans le champ du sel, un petit pain et un collier, et maintenant il fallait aller chercher tout cela. Peu à peu elle s’habitua à la fraicheur. Son corps fort qui n’avait pas connu la maternité allait libre et fier dans les herbes jeunes de la prairie, il était si rose et si frais – comme un nuage doré et comblé par une pluie chaude de printemps. Enfin  elle s’arrêta sous un hêtre. Mais avant de déterrer ses affaires elle leva ses bras et s’étira vers les branches, et mêmes ses os craquèrent. Mais soudain elle sentit qu’elle perdait sa force. Elle se sentit mal. Elle baissa ses bras affaiblis et regarda devant elle et tout d’un coup elle plongea dans l’abyme noir plein de feux qui ne voulaient pas la lâcher.

Yura le sorcier – molfar  se mit de l’autre côté de la clôture.
Elle voulut crier – et elle ne put pas. Elle voulut cacher ses seins avec ses mains – mais elle n’eut pas la force de lever ses bras. Elle essaya de partir, mais elle se sentit comme prise par des racines. Elle resta debout, sans forces, presque évanouie, et elle continuait de regarder avec obstination les deux charbons ardents qui buvaient sa force.
Enfin une sorte de furie se réveilla dans son esprit. Elle perdit toute sa sorcellerie ! Palagna fit un effort pour reprendre cette furie et elle dit toute furieuse :

- Pourquoi tu écarquilles les yeux ? Tu n’as jamais rien vu ?
Il ne détachait pas d’elle ses yeux magnétiques et il dit en souriant :
- Je vous jure que jamais je n’ai vu une beauté pareille.
Une de ses jambes était de ce côté de la clôture.

Elle voyait bien comment ces deux charbons ardents allaient vers elle, ils  réduisaient en cendres sa volonté, et elle demeurait sans bouger dans une attente douce et effrayante.
Il était déjà près d’elle, elle voyait les coutures brodées de sa veste … et les dents brillantes dans sa bouche… et son bras tendu vers elle. La chaleur de son corps soufflait sur elle, et elle restait toujours immobile.
Ce fut seulement quand les doigts de fer lui serrèrent le bras en l’attirant vers lui qu’elle s’échappa et put courir vers sa maison.
Molfar gonflait ses narines et restait immobile en regardant le corps blanc de Palagna qui serpentait dans les herbes comme les vagues de Tcheremoch.
Plus tard quand Palagna eut disparu, il franchit la clôture et  recommença à disperser sur le champ la cendre du feu d’hier pour que les vaches et les brebis qui viendraient pâturer ici se multiplient et que chaque brebis donne deux petits agneaux…

Palagna retourna à la maison toute furieuse. Au moins Ivan n’avait rien vu. Quel voisin ! Qu’il disparaisse avec la fumée ! Il a bien choisi son moment pour l’attraper ! Que le diable l’emporte ! Eh oui, elle avait perdu sa magie… Elle se demandait s’il fallait parler à Ivan de l’accident avec Youra ou bien laisser son mari tranquille. Il ne manquait plus que tout cela provoque une bagarre ou une dispute, mais il ne faut pas commencer avec un sorcier... Il fallait le gifler et c’était tout… Mais Palagna savait qu’elle n’était pas capable de lever même un bras contre lui. Une seule pensée de lui donnait à Palagna une sensation d’évanouissement, une sorte d’épuisement dans tous ses membres. Elle sentait qu’une toile d’araignée de ses yeux noirs, de ses dents brillantes et de sa bouche avide enveloppait son corps. Et quoi qu’elle fît ce jour-ci, le regard du molfar l’attachait.
  Deux semaines avaient passé déjà, et Palagna ne parlait pas à Ivan de sa rencontre avec Youra. Elle observait son mari. Elle sentait en lui quelque chose de lourd, une tristesse qui l’affaiblissait et lui rongeait le cœur, des yeux fatigués avec un regard déjà vieilli et comme lacustre. Il avait considérablement maigri et il était devenu indifférent.  Non, Youra était meilleur. Si elle voulait un amant elle prendrait Youra ! Mais Palagna était une femme avec de l’orgueil, elle ne voulait pas céder à la force. De plus elle était furieuse contre le sorcier.

Ils se rencontrèrent une fois au bord du torrent. Pendant un instant Palagna crut qu’elle était nue et que la toile fine de l’araignée l’enveloppait. Comme si elle était dans une transe, elle entendit :
- Avez-vous bien dormi, ma petite âme Palagna ?
Elle avait un mot sur le bout de la langue : « Très bien, et vous ? ». Mais elle se retint, fit la moue, leva sa tête et passa devant lui avec tout son orgueil – comme s’il n’avait jamais existé.
- Ca va la santé ? – entendit-elle dans son dos.
Mais elle ne tourna pas la tête.
« Maintenant prépare-toi à des complications », - se dit-elle à elle-même avec peur.
En effet, dès qu’elle rentra à la maison, Ivan lui raconta la nouvelle – une brebis avait crevé. Mais comme par une sorte de magie elle ne regrettait pas la brebis. Au contraire elle se mit en colère parce qu’Ivan se consumait de chagrin à cause de la bête.
Youra ne la croisait plus sur son chemin. Mais les pensées de Palagna se tournaient plus souvent vers lui. Elle écoutait volontiers et avec plaisir les histoires sur sa force, et elle s’étonna des pouvoirs de ce Youra impétueux qui la voyait comme la plus belle ! C’était un homme puissant et fort, il savait tout. Au cause de sa parole forte la bête crevait tout de suite, un homme noircissait et se desséchait comme la fumée, il pouvait leur envoyer la vie et la mort, disperser un nuage, repousser la grêle, il pouvait  d’un seul œil réduire en cendres ses ennemis et allumer l’amour dans le cœur d’une femme ! C’était un dieu terrestre ce Youra qui voulait Palagna, ce sorcier qui tendait ses bras plein de forces surnaturelles vers elle.
De temps en temps son cœur se fermait pour ses vaches et pour son mari, ils pâlissaient dans son âme comme disparaît le brouillard qui se pose sur le sommet d’un sapin. Toute triste alors, elle allait dans le champ sous un hêtre et là-bas elle sentait sur sa poitrine le souffle chaud de Youra et ses doigts de fer. Il aurait pu avoir une amante s’il était venu ce jour-là.

Mais il ne venait pas…

La journée était chaude. Le sommet d’Igrets fumait, la terre poussait ses vapeurs, les nuages venaient sans cesse de Tchornogora et versaient les pluies et le soleil les éclairait de côté. Le temps était si étouffant que Palagna pour rien au monde ne voulait aller sur le sommet de la colline, mais elle avait eu un rêve, ce qui était mauvais pour le bétail. Elle voulait aller voir ses vaches dans la forêt. Les montagnes autour d’elle fumaient dans l’humidité, comme si les torrents avaient commencé de bouillir et s’évaporer. Tcheremoch bruissait en bas. Le lit de pierre était trop dur pour lui et il sautait d’une roche à l’autre. Mais à peine Palagna était-elle montée sur la colline qu’un très vent fort de Tchornogora agita son aile géante et troubla les arbres. « Si au moins l’orage ne venait pas ! » - pensa-t-elle et elle se tourna vers le vent. C’était bien cela ! Un gros nuage bleu et blanc bouillonnait là-bas. Il lui semblait que la Montagne Noire même se levait dans le ciel, prête à descendre sur terre pour tout écraser. Le vent courait devant ce nuage et écartait les sapins, et les montagnes et les vallées devenaient noires d’un coup comme après un incendie. Elle ne pensa plus avancer. Palagna se cacha sous la tente d’un sapin. Le sapin cria. Le tonnerre venait de loin, doucement,  comme une vague, les ombres couraient vite sur les montagnes en enlevant les couleurs, et les grands sapins solitaires se pliaient en deux sur les cimes lointaines. « Si au moins la grêle ne tombait pas ! » - pensait Palagna effrayée en s’abritant sous sa veste.

Mais au-dessus de sa tête ça en faisait du bruit ! Là-bas sur la Tchornogora les nécromanciens taillaient la glace dans les lacs congelés, et les âmes de ceux qui étaient suppliciés sans pitié ramassaient cette glace dans les sacs et galopaient avec eux sur les nuages pour verser tout sur la terre. « Les prairies et le foin sont perdus, la grêle les couvrira et le bétail affamé va pleurer », - pensait-elle avec amertume. Mais à peine avait-elle pensé – qu’on entendit un coup de tonnerre. Les montagnes chancelèrent, les sapins solitaires tombèrent par terre, la terre même se leva et tout se mit à tourner dans le tourbillon. Palagna avait quelques secondes pour s’accrocher à un tronc d’arbre, et comme à travers le brouillard elle vit un homme grimper sur la montagne. Il luttait contre le vent et écartait ses jambes comme une écrevisse, il s’accrochait aux pierres et grimpait sans s’arrêter. Il fut proche d’elle, se plia, il courut – enfin se dressa sur le sommet. Palagna avait reconnu Youra.

- Il vient pour moi, c’est sûr,… - redoutait-elle, mais il fallait croire que Youra ne la verrait pas.

Il se dressa devant un nuage, une jambe en avant et le bras croisés sur la poitrine. Il renversa son visage devenu pâle et perça le nuage de son œil sévère. Il resta comme cela longtemps, une minute, et le nuage s’approcha de lui. Et brusquement il jeta sa veste par terre. Le vent l’emporta tout de suite dans la vallée et souleva les cheveux longs de la tête de Youra. Et puis Youra leva vers le ciel le bâton qu’il gardait dans sa main et il cria dans le bouillonnement bleu :
- Arrête-toi ! Je te défends de passer !...
Le nuage se mit à réfléchir un peu et ensuite en réponse il jeta une flèche de feu.
- Oy ! – Palagna se couvrit de son bras quand les montagnes s’écroulèrent.
Mais Youra était ferme sur ses pieds, et ses cheveux se tordaient comme des vipères dans un nid.

- Ah, si tu veux comme ça ! – cria Youra au nuage. – Donc je dois te lancer un charme. Je vous adjure, vous -  les tonnerres et les petits tonnerres, les nuages et les enfants des nuages, je te disperse la fortune à gauche – sur les bois et dans les eaux… Va et cours comme le vent dans le monde… Désintègre-toi et tombe, tu n’as pas de pouvoir ici…

Mais le nuage cligna de son œil gauche avec mépris et il commença à tourner vers la droite sur les prairies.

- Malheur ! – Palagna se serra les mains. – Il tuera le foin…

Mais Youra ne voulait pas céder. Il devenait encore plus pâle, ses yeux étaient encore plus sombres. Le nuage allait à droite – lui aussi, le nuage allait à gauche – lui aussi. Il le poursuivait et luttait contre le vent, il agitait ses bras, et il le menaçait avec son bâton. Il se démenait sur la montagne comme un beau diable pour faire tourner le nuage, il le combattait et il lui résistait. Encore ici, de ce côté… Il sentait la force dans sa poitrine, il versait les tonnerres de ses yeux, il levait ses bras et adjurait. Le vent enleva sa veste et le frappa dans ses seins, le nuage poussa les rugissements, cracha le tonnerre, versa la pluie dans les yeux et trembla au-dessus de la tête, prêt à tomber, et le molfar tout en sueur en reprenant son haleine se démena sur le sommet de la montagne ; et il eut peur de perdre ses dernières forces. Il sentit qu’il faiblissait, il n’avait plus rien dans sa poitrine : que le vent déchire sa voix, que la pluie inonde ses yeux, que le nuage triomphe ! Alors, en un dernier effort il souleva son bâton vers le ciel :
- Arrête-toi !
Subitement le nuage s’arrêta. Il montra un côté étonné, il se cabra comme un cheval et gargouilla d’une rage intérieure et d’une impuissance désespérée. Il supplia :
- Lâche-moi ! Où puis-je aller ?
- Je ne te lâcherai pas !
- Lâche-nous, ou nous mourrons ! – priaient les âmes d’une voix plaintive, courbées sous le poids des sacs pleins de grêle.
- Ah ! Maintenant tu supplies !  Je t’adjure : va dans l’obscurité, dans l’abîme, là où on n’entend pas le hennissement des chevaux ni le mugissement des vaches, ni le bêlement des brebis, là où ne viennent pas les corbeaux, là où on n’entend pas la voix chrétienne… C’est là où je te permets d’aller…

Et d’une manière extraordinaire le nuage obéit. Il tourna humblement vers la gauche et défit les sacs au-dessus de la rivière et versa la grosse grêle sur la pente sablonneuse. Un rideau blanc cacha les montagnes et dans la vallée profonde on entendit quelque chose gargouiller, se rompre et bruire. Youra tomba par terre pour reprendre son souffle.
Quand le soleil déchira le nuage et que les herbes mouillées sourirent, Youra vit comme dans un rêve que Palagna courait vers lui. Elle rayonnait de joie comme le soleil, et elle se pencha vers lui avec un air préoccupé :
- Oh, Yourtchikou, tu n’as rien ?
- Ah, ma petite Palagna, tout va bien… J’ai retourné la tempête…
Et il tendit ses bras vers elle…
C’est ainsi que Palagna devint l’amante de Youra…

***

Ivan fut étonné par Palagna. Avant elle aimait s’habiller luxueusement, mais dès maintenant un nouvel esprit gagna son cœur : même les jours de travail elle portait les beaux châles chers de soie, les jupes brillantes et les colliers lourds lui courbaient le cou. De temps en temps elle disparaissait et retournait tard à la maison, toute rouge, ébouriffée – comme si elle était saoule.
- Où as-tu traîné ?  - demandait Ivan furieux. – Garde-toi, femme au foyer !
Mais Palagna ne faisait qu’en rire.
- Ha ! Tu crois que je ne peux pas me promener ?... Je veux m’amuser… On ne vit qu’une fois…
En effet la vie est courte, Ivan lui-même le pensait, mais Palagna en faisait trop. Tous les jours elle buvait au cabaret avec Youra le molfar, elle l’embrassait en public sans cacher qu’elle avait un amant. Elle n’était pas la première ! De tout temps il n’est jamais arrivé à personne de rester avec un seul homme !

Tout le monde parlait de Palagna et Youra, Ivan l’entendait aussi, mais il le prenait avec indifférence, même si c’était un sorcier. Palagna fleurissait et jouissait de la vie, et Ivan se séchait et perdait sa force. Il était surpris lui aussi. Que lui arrivait-il ? Ses forces le quittaient, ses yeux perdaient leur brillant et surtout il avait perdu goût à la vie. Même le bétail ne lui donnait plus la joie d’avant. On m'a jeté le mauvais œil ou c’est de la magie ? Il ne regrettait pas  Palagna et même il ne se sentait pas vexé, mais il se battit avec Youra.
Et il ne se battit pas à cause de la colère, mais à cause des gens – pour la coutume. Peut être que sans l’aide de son confrère Semen il n’aurait  pas déclenché la guerre.
Un jour Semen rencontra Youra au cabaret et il le frappa à la figure.
- Quel fainéant ! Qu’est-ce que tu as pour Palagna ? Tu n’as pas ta propre femme ?
Alors Ivan eut honte. Il se jeta sur Youra :
- Occupe-toi de ta Gafia, et ne touche pas la mienne ! – il secoua sa hache devant le visage de Youra.
- Tu l’as acheté au marché ? – explosa Youra.
Sa hache brilla à son tour devant les yeux d’Ivan.
- Que la colère te réduise en cendre !...
- Reître !
- Tiens ça !...
Ivan frappa  le premier – directement au front. Mais Youra tout en sang eut le temps de hacher Ivan entre les yeux, il l’ensanglanta jusqu’au sein. Les deux hommes devinrent aveugles à cause du sang chaud qui leur inondait les yeux, mais chaque hache continuait de frapper l’autre hache, les deux combattants se frappant l’un l’autre à la poitrine. Ces masques rouges pleins du sang chaud dansaient la danse macabre. Youra avait déjà un bras blessé mais par chance il avait cassé la hache d’Ivan. Ivan s’inclina en attendant la mort, mais Youra calma sa colère en courant et il rejeta sa hache avec un geste noble et beau :
- Je ne me bats pas avec un adversaire désarmé !
Et ils reprirent les haches.
A peine put-on les séparer.

Alors Ivan lava ses blessures en peignant de couleur de sang les eaux de Tcheremoch,  et il partit avec les brebis. Et il trouva le repos et la consolation.

Mais la bagarre n’avait rien donné. Tout restait comme avant. Palagna – comme auparavant – ne restait pas à la maison, et Ivan devenait de plus en plus souffreteux. Sa peau devenait noire en couvrant ses os, les yeux se creusaient encore plus, la fièvre,  l’inquiétude et l’irritation le brûlaient sans cesse. Il avait perdu goût à la nourriture.
« Sans doute, cela vient de ce molfar, - pensait-il avec amertume, - Il attente à ma vie, il veut me faire passer le goût du pain, il me dessèche… ».

Il alla chez une sorcière pour qu’elle détourne le maléfice, mais cela ne donna rien. Le molfar était bien plus fort. 
Ivan lui-même en était même sûr. Une fois il passa devant la maison de Youra et il entendit la voix de Palagna. Comment ? C’est elle ? Un souffle l’arrêta.
Ivan serra son cœur avec la main et il colla l’oreille contre la         porte. Il ne se trompait pas. Palagna était là. En cherchant la fente pour regarder dans la cour Ivan avançait le long du mur. Enfin il trouva un trou et il vit Palagna avec le molfar. Youra courbé tenait devant Palagna une poupée d’argile, il mettait ses doigts  dans son corps –de la tête jusqu’aux pieds.
- J’enfonce une fiche là,  - chuchotait-il d’une voix lugubre, - et les bras et les jambes se sèchent. Dans le ventre – et il ne peut plus manger…
- Et si tu l’enfonces dans la tête ? – demanda Palagna avec curiosité.
- Alors il meurt à l’instant.

Alors ils conspiraient contre lui !

Ce fut comme si sa conscience explosait dans sa tête. Et s’il franchissait le mur pour les tuer tous les deux sur place ?  Ivan serra sa hache, mesura la hauteur du mur, mais soudain il se flétrit. L’épuisement et l’indifférence encore enveloppèrent de nouveau tout son corps. Pourquoi tout cela ?  A quoi ça sert ? Sans doute, c’est son destin. Il marcha tout ravagé et fatigué au point de ne plus sentir le sol, il en perdit le chemin. Les cercles rouges voltigeaient devant ses yeux et disparaissaient sur les montagnes.
Où allait-il ?  Il ne s’en souvenait pas. Il errait sans but, il grimpait sur les montagnes, il descendait et montait partout où l’amenaient ses pieds. Enfin il se rendit compte qu’il était assis au bord de la rivière. Elle – avec ce sang vert des montagnes vertes -  bouillonnait et criait sous ses pieds, et il regardait inconsciemment les rapides jusqu’au moment où une idée s’alluma dans son cerveau : Maritchka avait erré jadis sur cette rive. Ici l’eau l’avait prise.  Ensuite les souvenirs apparurent un par un pour remplir son sein vide. Il voyait encore Maritchka, son visage bien-aimé, sa tendresse simple et pure, il entendait sa voix et ses chansons…

O, mon chéri, souviens-toi de moi
Deux fois par jour,
Et moi, je me souviendrai de toi
Sept fois par heure…..

Et maintenant il n’avait plus rien. Il n’avait rien, et jamais rien ne reviendrait, comme ne reviendrait jamais l’écume sur les vagues de la rivière. A l’époque c’était Maritchka, et maintenant c’était lui… Son étoile à peine se tenait sur le ciel déjà prête à s’éteindre… Qu’est-ce que notre vie ?  Un éclat dans le ciel, la floraison d’un cerisier… elle est fragile et elle ne dure pas longtemps…  

Le soleil se cacha derrière la montagne, les chaumières des houtsouls se couvrirent du brouillard des ombres douces du soir. La fumée bleue sortit par les fentes dans les toits et enveloppait les maisons qui fleurissaient sur la verdure de la montagne comme les grandes fleurs blanches.
La tristesse envahit le cœur d’Ivan, son âme aspira à quelque chose de meilleur et d’inconnu, elle voulut voir des mondes différents et beaux où elle pourrait se reposer.
Mais quand la nuit tomba et que les montagnes clignèrent dans la lumière des demeures solitaires  - comme les monstres avec leur œil méchant –, Ivan sentit que les forces de l’ennemi étaient bien plus fortes que les siennes et qu’il perdrait cette bataille.

***

Ivan se réveilla.

- Lève-toi, -   c’était Maritchka. – Réveille-toi et on y va.
Il la regarda sans s’étonner. C’était très bien que Maritchka fût enfin venue.
Il se leva et partit avec elle.
Sans prononcer un mot ils montèrent là-haut malgré la nuit, et Ivan voyait clairement son visage avec la lumière des étoiles. Ils franchirent la clôture qui séparait le champ de la forêt et ils entrèrent dans le maquis des sapins.
- Pourquoi tes traits sont-ils tirés ? Tu es malade ? – demandait Maritchka.
- Pour toi mon âme, je te pleurais mon âme…. – Il ne demandait pas où ils allaient. Il se sentait si bien avec elle.
- Tu te souviens mon cœur, Ivanko, de nos rencontres, ici dans cette forêt ? Tu m’embrassais et moi – je mettais mes mains derrière ton cou et j’embrassais ta chevelure  bien-aimée?
- Oh, oui, je m’en souviens, je ne l’oublierai jamais, Maritchka…

Il voyait devant lui Maritchka, mais c’était étrange, parce qu’il savait que ce n’était pas Maritchka mais une niavka – une sirène sylvestre. Il se tenait à son côté en ayant peur de la laisser passer devant lui et de voir un trou saignant dans son dos – là où se trouve le cœur, les entrailles et tout - comme chez une niavka.
Sur les sentiers étroits il se serrait contre Maritchka pour marcher avec elle et ne pas se retrouver derrière, et il sentait la chaleur de son corps.

- Depuis longtemps je voulais te demander : pourquoi m’avais tu frappé au visage ? C’était ce jour – tu te souviens – où nos parents se battaient et où je tremblais sous le chariot en voyant le sang…
- Après tu t’es mise à courir – j’ai jeté tes rubans dans l’eau, et tu m’as donné des bonbons…
- Je t’ai aimé dès ce moment…

Ils s’enfonçaient dans la forêt. Les débonnaires sapins noirs levaient leurs branches-pattes touffues au-dessus de leurs têtes, comme s’ils donnaient leur bénédiction, le silence sévère et ferme régnait partout, et dans les vallées seule l’écume  des torrents se brisait en fracas.
- Une fois je voulus te faire peur, et je me suis cachée. Je me suis mise dans la mousse, je me suis enfouie dans la fougère et je ne bougeais plus. Tu criais, tu cherchais, tu pleurais presque. Et moi je restais tranquille en essayant d’arrêter de rire. Et quand tu m’as trouvé enfin, qu’as tu fait avec moi ?
- Ha – ha !
- Oh ! – Quel insolent !
Elle faisait la moue et jetait sur lui des regards narquois.
- Ha ha ! – riait Ivan.

Tous les deux riaient en s’inclinant l’un vers l’autre. Elle lui rappelait toutes leurs bêtises d’enfants, leurs bains froids dans les torrents, leurs bagatelles et les chansons, leurs peurs et tous leurs jeux, les embrassades chaleureuses et la torture de leur séparation. Tous ces détails qui chauffaient dans leurs cœurs.
- Pourquoi es-tu resté si longtemps sur la montagne, ô Ivanko ? Que faisais-tu là bas ?

Ivan brûlait d’envie de lui raconter comment une fois la sirène de la forêt l’avait appelé sur la haute montagne avec la voix de Maritchka, mais il évita d’aborder ce sujet. Sa conscience était divisée en deux. Il entendait bien Maritchka à côté de lui, mais il savait que Maritchka n’existait pas dans ce monde, et que ce quelqu’un d’autre l’amènerait dans l’abîme pour qu’il y pérît. Malgré cela il se sentait bien, il suivait son rire et le pépiement d’une jeune fille sans peur, il était léger et heureux – comme jadis.

Tout disparaissait : ses soucis ménagers et ses tracasseries, sa peur de la mort, Palagna et l’ennemi-molfar - tous étaient partis comme s’ils n’avaient jamais existé. La jeunesse insouciante et la joie l’amenaient sur ces sommets déserts, morts et si solitaires que même le chuchotement de la forêt n’y pouvait rester ; et il descendait dans la vallée avec le bruit des torrents.
- Et moi je t’attendais tous les jours, j’attendais ton retour de la montagne. Je ne mangeais pas, je ne chantais pas, j’en perdais mes chansons, le monde me dégoûtait… quand on s’aimait – même les chênes secs fleurissaient, et quand on  s’est séparés, ils se sont tous  desséchés…
   - Ne dis pas cela, ma Maritchka… Maintenant nous sommes ensemble et on le restera pour toujours…
- Pour toujours ? Ha ha ha!...
Ivan tressaillit et s’arrêta. Le rire sec et sinistre lui frappa le cœur. Avec méfiance il tourna sa tête vers elle :
- Tu ris donc, ma Maritchka ?
- Oh, non ! Je ne riais pas ! Tu as cru entendre ma voix. Tu es déjà fatigué ? Tu ne peux pas marcher ? Encore en peu ! On y va !...

Elle le suppliait et il continuait de marcher et de serrer son épaule contre la sienne avec un seul désir – continuer de marcher et ne pas rester derrière elle,  ne pas voir ce qu’avait Maritchka au lieu de ses vêtements, au lieu de son dos… ce qu’il y avait il ne voulait pas y penser.

La forêt devenait de plus en plus épaisse.  L’odeur lourde des souches pourries, l’odeur de cimetière des bois sortait du fourré où les sapins morts se réduisaient en poussière et où les champignons vénéneux se nichaient. Les grosses pierres donnaient la sensation du froid sous la mousse glissante, les racines dénudées des sapins nattaient les sentiers couverts d’une couche d’aiguilles sèches.

Ils allaient de plus en plus loin, ils pénétrèrent dans la profondeur froide et lugubre des forêts de la haute montagne. Ils gagnèrent enfin une clairière. Il semblait qu’ici il fît moins sombre – comme si les sapins avaient mis fin derrière eux à la noirceur de la nuit profonde.
Soudain Maritchka tressaillit et s’arrêta. Elle étira son cou et écouta. Ivan remarqua qu’une inquiétude gagnait son visage et soulevait ses sourcils. Que se passait-il ? Mais Maritchka  interrompit impatiemment sa question, elle mit son doigt sur sa bouche pour qu’il gardât le silence et elle disparut soudainement. Tout se passa si vite et d’une manière si étrange qu’Ivan ne pouvait pas encore reprendre ses sens.

Pourquoi a-t-elle eu peur, où est-elle partie, et pourquoi ? Il resta un instant sans bouger en espérant que Maritchka revienne, mais comme elle n’apparaissait pas il appela d’une voix basse :
- Maritchka ! 
Le rideau doux des branches des sapins avala cet appel, et le silence régna encore.

Ivan s’inquiéta. Il voulait rechercher Maritchka mais il ne savait pas où aller parce qu’il ne comprenait pas où elle avait disparu. Et si elle se perd dans la forêt ou tombe dans les abîmes ? Il faut peut-être allumer le feu ? Elle verra alors le feu et saura où aller.
Ivan ramassa quelques branches sèches et alluma le feu. Le bois crépita en quelques instants et chassa l’humidité. Et quand la fumée s’agita au-dessus du feu les ombres des sapins tordus s’agitèrent avec lui et peuplèrent la clairière.

Il s’assit sur une souche et regarda autour de lui.
La clairière était encombrée de troncs d’arbres pourris et couverte d’un filet piquant des pierres où se trouvait la framboise sauvage. Les branches inférieures des sapins, toutes fines et sèches, tombaient comme  une barbe rousse.

Et la tristesse alors envahit Ivan. Il se retrouvait encore seul. Maritchka ne venait pas. Il alluma sa pipe et regarda le feu pour faire passer le temps. Maritchka devait enfin revenir. Il lui semblait même qu’il entendait ses pas, le bruit des branches cassées sous ses pieds. Oh ! Enfin elle… Il voulait se lever et se rapprocher d’elle, mais il n’en eut pas le temps.

Les branches sèches s’ouvrirent sans bruit et un homme sortit de la forêt. 

Il était sans vêtements. Les poils doux et noirs recouvraient tout son corps, entouraient ses yeux ronds pleins de bonté, et ils se coincèrent  sur la barbe et tombèrent de la poitrine. Il croisa ses bras poilus sur son gros ventre et se rapprocha d’Ivan.
Et alors Ivan le reconnut. C’était le joyeux tchougayster – le bon esprit de la forêt qui défend les hommes des niavkas – des sirènes sylvestres. Il était la vraie mort pour ces créatures – car il les rattrapait et il les déchirait.      

Tchougayster sourit avec bonhomie, cligna avec son œil malin et demanda à Ivan :
- Où est-elle partie ?
- Qui ?
- La niavka.
« Il parle de Maritchka, - pensait avec peur Ivan, son cœur battait dans sa poitrine : - Voila pourquoi elle est disparue ! ».
- Je ne sais pas, je ne l’ai pas vue, - répondit Ivan d’une voix indifférente et il  proposa à tchougayster :
- Asseyez-vous.

Tchougayster s’assit sur un tronc d’arbre, secoua les feuilles sèches de ses poils et mit ses jambes  à côté du feu.
Ils gardaient le silence tous les deux. L’homme se réchauffait grâce au feu et frottait son ventre rond, et Ivan se demandait avec passion comment retenir le tchougayster assez longtemps pour que Maritchka pût s’enfuir.

Mais le tchougayster l’aida lui-même.
Encore une fois il cligna de l’œil et il dit :
- Peut-être pourrais-tu danser avec moi, un petit peu ?
- Tiens, pourquoi pas ? – répondit Ivan tout content et prêt à danser.

Il rajouta quelques branches de sapin dans le feu, regarda ses chaussures, tira sa chemise et se prépara pour une danse.
Tchougayster mit ses mains poilues sur ses hanches et commença à s’agiter…

-      Allez ! Commence !
-      Eh bien, on commence.

Ivan tapa du pied, écarta une jambe, secoua tout son corps et plana dans une danse légère des houtsouls. Devant lui le tchougayster s’agitait et se courbait d’une manière très drôle. Il clignait des yeux, claquait des lèvres, secouait son ventre et ses jambes, poilues comme des jambes d’ours, piétinaient gauchement sur place, se pliaient et se dépliaient – de vrais morceaux de bois. Sans doute la danse le réchauffa. Il sauta plus haut, s’accroupit plus bas, il fortifia son zèle en grommelant et en soufflant comme la soufflerie du forgeron.  La sueur sortait goutte à goutte autour de ses yeux, elle coulait comme un ruisseau du front jusqu’à la bouche ; ses bras et  son ventre brillaient comme ceux d’un cheval, le tchougayster s'en donnait vraiment à cœur joie :
- Haydouk ! Une fois ! Quel garçon ! – criait-il à Ivan et il battait la terre de ses talons.
- Il est borgne ! Il est aveugle ! – disait Ivan en réchauffant la danse. – Ho ! Ho ! Si on danse, on danse bien !
- Soit ! – le tchougayster  frappait dans ses mains, il s’accroupissait jusqu’au sol et il tournait autour de lui.
- Ha ! Ha ! Ha ! – Ivan frappait ses cuisses.

Etait-il vrai qu’il ne savait plus danser?

Le feu se mit à flamber d’une flamme joyeuse, et elle éloigna des danseurs leurs ombres qui se tordirent et se crispèrent dans la clairière inondée de lumière.

Tchougayster se fatiguait. Chaque minute il soulevait sa main avec ses doigts crasseux  pour s’essuyer le front, il ne sursautait plus mais il secouait son corps poilu.
- Cela suffit peut-être ? – demandait le tchougayster essoufflé.
- Ah, non… Encore un peu.

Ivan tombait de fatigue. Il se réchauffa, il était tout mouillé, il avait mal aux jambes, sa poitrine à peine attrapait son souffle.

- Je vais jouer pour la danse. – Il encouragea le tchougayster et mit la main dans sa ceinture pour prendre la flûte. – Tu n’as jamais entendu cette mélodie, mon vieux !...

Et il joua la chanson qu’il avait entendue dans la forêt de stcheznyk  - de celui qui disparaît : « J’ai mes chèvres ! J’ai mes chèvres !... » - et le tchougayster animé grâce aux sons de la chanson lança ses talons encore plus haut, il ferma ses yeux emporté par le plaisir et il sembla qu’il en oubliait  sa fatigue.
Maintenant Maritchka pouvait être tranquille.
« Cours, Maritchka… n’aie pas peur, mon âme… ton ennemi est occupé à danser… », - chantait la flûte.

La fourrure collait sur la peau de tchougayster comme s’il sortait de l’eau, la salive coulait de sa bouche ouverte de plaisir, tout brillait dans la lumière du feu, et Ivan remua la danse de sa musique joyeuse, comme s’il entrait en fureur, et dans l’évanouissement il battit les pierres de la clairière et ses pieds perdirent leurs chaussures.
  Enfin le tchougayster fut exténué.
- Ca suffit… Je n’en peux plus…
Il tomba sur les herbes pour reprendre son souffle et il ferma les yeux. Ivan se jeta par terre à côté de tchougayster. Ils respirèrent ensemble.
Et tchougayster eut un petit rire :
- J’ai bien dansé aujourd’hui…
Tout content il toucha son ventre, poussa un cri et arrangea sa fourrure sur la poitrine, et il commença à faire ses adieux :
- Je te remercie beaucoup pour la danse…
- Bon retour à vous…
- Bonsoir à toi…

Il ouvrit les branches sèches du sapin et plongea dans la forêt.
L’obscurité et le silence couvrirent la clairière. Le feu couvait dans les ténèbres avec un seul œil rouge.
Mais où était Maritchka ?

Ivan avait beaucoup de choses à raconter. Il se sentait le besoin de lui raconter toute sa vie, son chagrin pour elle, ses jours tristes, sa solitude parmi les ennemis et son mariage malheureux… Mais où était-elle ? Où était-elle partie ? Peut être là – à droite ? Il lui semblait qu’il l’avait vue la dernière fois sur sa gauche.

Ivan allait vers la gauche. Ici il retrouva la forêt épaisse. Les sapins s’entassaient ici en fermant tous les passages et il eut du mal à passer entre leurs troncs rugueux. Les branches sèches lui piquaient le visage, mais il continuait de marcher. Il errait  dans l’obscurité profonde et il trébuchait tout le temps sur le même tronc d’arbre. De temps en temps il lui semblait que quelqu’un l’appelait. Il s’arrêta en retenant son souffle et écouta.  Mais la forêt se remplissait d’un tel silence, que le murmure des branches sèches qu’il touchait de son épaule faisait comme un gros bruit de hache quand elle coupe un arbre. Ivan marchait encore avec les bras tendus devant lui – comme un aveugle qui attrape l’air avec ses bras quand il a peur d’un obstacle.
Soudain un souffle silencieux effleura doucement son oreille :
- Iva !
La voix venait de derrière, de la profondeur, comme si elle traversait la mer des aiguilles de sapins.
Cela signifiait que Maritchka n’était pas là.
Il devait rentrer. Ivan se dépêchait, il frappa ses genoux contre les sapins, il ouvrait les branches et fermait ses yeux pour que les aiguilles ne le piquent pas. Il lui semblait que la nuit s’accrochait à ses jambes et ne le laissait pas partir ; et il la traînait avec lui et il se frayait un passage à travers sa noirceur. Il errait depuis longtemps sans retrouver la clairière. Maintenant la terre sous ses pieds commençait de descendre dans la vallée. Les grosses pierres lui bloquaient la route. Il les contournait en glissant chaque fois sur la mousse, en trébuchant sur les racines rudes, il s’accrochait aux herbes pour ne pas tomber.

Et encore une fois un appel d’une voix faible assourdie dans la forêt arriva à lui d’en bas – de la vallée :
- Iva !

Il voulait répondre à la voix de Maritchka, mais il n’osait pas pour que le tchougayster ne l’entendît pas.
Mais maintenant il savait où il devait la chercher. Tourner à droite et descendre. Mais ici la descente était encore plus abrupte, et il lui semblait étrange que Maritchka pût descendre par ici. Les petits cailloux se répandaient sous ses  pieds et tombaient avec un rugissement sourd dans la profondeur noire. Mais Ivan était accoutumé à la montagne et il savait s’arrêter au bord du précipice pour chercher un sol solide pour ses pieds. La descente devenait de plus en plus dure. Une fois il faillit tomber mais il s’accrocha à la saillie d’une roche suspendue à ses bras. Il ne savait pas ce qu’il y  avait en bas mais il sentait le froid et  le souffle funeste de l’abîme qui ouvrait sur lui sa gueule insatiable.

- Iva-a ! – gémissait Maritchka des profondeurs, et dans cette voix il y avait l’appel, l’amour et le supplice.
- J’arrive, Maritchko ! – la réponse tremblait dans le cœur d’Ivan et elle avait peur d’en sortir.

Il en oublia la prudence. Comme un mouton sauvage il sauta d’une pierre à l’autre, avec sa bouche ouverte il pouvait à peine respirer, il blessait ses bras et ses jambes, sa poitrine tombait sur les roches piquantes, parfois ses pieds perdaient la terre, et il entendait à travers le brouillard chaud de désir dans lequel il tombait que la voix chère le pressait :
- Iva-a !
- Je suis là ! – cria Ivan, et soudainement il sentit que l’abîme l’entraînait. Il l’attrapa par le cou et tira en arrière. Ivan attrapait l’air avec ses bras, ses pieds cherchaient la roche qu’ils avaient arrachée, il sentait qu’il tombait le corps plein de froid léger et de ce vide étrange. La montagne noire et lourde déploya les ailes des sapins et en un clin d’œil elle prit son vol d’oiseau en volant vers le ciel et une curiosité pointue et mortelle lui brûla le cerveau : sur quoi frapperait sa tête ? Il entendit encore le craquement d’un os, et la douleur insupportable lui plia le corps – tout se répandit dans le feu rouge qui brûla sa vie…

Le lendemain les bergers trouvèrent Ivan agonisant.

***

La trompette –trembita racontait tristement aux montagnes sa mort. 
Or la mort a ici sa propre voix dont elle parle aux cimes solitaires. Les chevaux battaient leurs sabots contre les routes rocheuses, les chaussures des paysans bruissaient dans l’obscurité de la nuit quand les voisins se dépêchèrent vers les feux  tardifs de leurs gîtes perdus dans les montagnes. Ils pliaient leurs genoux devant le corps, ils mettaient sur la poitrine du mort les pièces des monnaies pour le transport de son âme, et ils s’asseyaient en silence sur le banc. Ils mélangeaient les cheveux gris avec le feu des châles rouges, les fortes couleurs de la jeunesse avec la cire  jaune de visages ridés.
La lumière mortelle faisait le filet des ombres égales sur le visage mort comme sur les visages vivants. Les colliers des femmes riches tremblaient, les yeux des vieillards brillaient d’une lumière douce par respect pour la mort, la tranquillité sage unissait la vie et la mort, les mains rudes et laborieuses se reposaient lourdement sur les genoux des gens.

Palagna remettait en ordre le tissu sur le décédé, et ses doigts sentaient la froideur du corps mort, mais l’odeur chaude et douce de la cire qui coulait sur les bougies faisait monter la pitié par la gorge.

Les trompettes pleuraient sous la fenêtre.

Le visage jaune d’Ivan reposait en tranquillité sur la toile en cachant un secret connu de lui seul, et l’œil droit jetait un regard narquois, sous la paupière un peu soulevée,  sur le tas des monnaies de cuivre posée sur sa poitrine, et sur ses bras croisés avec une bougie allumée.
Au chevet du corps son âme se reposait invisiblement : elle n’osait encore sortir de la maison. Palagna s’adressa à la petite âme solitaire de son mari qui se serrait contre le corps immobile, ainsi qu’ une orpheline.

- Pourquoi tu ne me parles plus, pourquoi tu ne peux pas me regarder et soigner les durillons durs de mes mains ? Pour quel voyage tu te prépares ? Où t’attendrai-je, ô mon mari ? – pleurait Palagna, et sa grosse voix s’interrompait sur des notes plaintives.
- Elle pleure très bien, - s’accordaient les vieilles voisines, en entendant le soupir qui se perdait dans la voix des gens.
- On travaillait ensemble comme les bergers là-haut  sur les prairies… Une fois on faisait paître les brebis, et un coup de vent nous frappa – comme en hiver… Et le tourbillon nous tournait autour, et on ne voyait plus la lumière du jour, et le décédé… - racontait un paysan à ses voisins. Et les lèvres des voisins bougeaient pour évoquer leurs souvenirs – parce qu’il fallait consoler l’âme triste séparée de son corps.

- Tu es parti et tu m’as quitté… Avec qui vais-je maintenant faire le ménage, qui s’occupera du bétail ? – demandait Palagna à l’âme du mari.

Les nouveaux invités rentraient dans la maison par la porte ouverte. Les genoux se pliaient devant le corps, les monnaies de cuivre tintaient sur la poitrine d’Ivan, et les gens se poussaient sur les bancs pour laisser de la place pour les nouveaux venus.

Les grosses bougies fondaient lentement en coulant la cire comme des larmes, la flamme blanche léchait l’air lourd : et la fumée bleue, mêlée à  l’odeur importune de la cire, surplombait avec les vapeurs des corps le bruit sourd de la maison.
La maison était bondée. Les visages des uns s’inclinaient vers les visages des autres, le souffle chaud se mélangeait avec l’autre souffle, les fronts en transpiration reflétaient la lueur de la lumière mortelle qui enflamma les couleurs brillantes sur les jupes et les ceintures. Et la maison continuait de se remplir des nouveaux visiteurs qui se bousculaient à l’entrée.

Le corps bougeait. Les taches blanches glissaient sur lui comme les lichens dans une ombre invisible.
- O, mon doux époux, tu m’as quittée pour aller avec le mal … - se plaignait Palagna. – Je n’aurai plus personne pour aller en ville, pour amener, pour donner ou bien pour prendre…
    Et sous la fenêtre la trompette racontait le même chagrin en redoublant de tristesse.
Et la pauvre âme – n’avait-elle  pas déjà assez de chagrin ?

Sans doute cette idée se cachait sous le poids de la tristesse générale, car l’agitation commençait à faire bouger les gens dans l’entrée. Les hommes frappaient timidement des pieds, ils se donnaient les coudes, de temps en temps le banc faisait du bruit, les voix se déchiraient et se mélangeaient dans le brouhaha lourd de la foule.  Et soudain l’éclat de rire d’une femme coupa la couverture lourde de la tristesse, et les voix réservées explosèrent comme une flamme sous le chapeau de la fumée noire.
- Eh, toi - Grand Nez ! Achète mon lièvre ! – parlait d’une voix basse quelqu’un de jeune, et un rire étranglé lui répondait :
- Ha- ha ! Mon cher Grand Nez !
- Je ne le veux pas.

Le divertissement commençait.
Ceux qui étaient du côté de la porte  tournèrent le dos au corps pour se joindre au jeu. Un grand sourire changea leurs visages qui étaient rassemblés dans la tristesse quelques instants auparavant. Et le lièvre né du jeu des gens passait plus loin, il prenait un cercle plus grand et il se rapprochait du mort.

- Ha ha ! Bossu !.. Ha ha, borgne!..

La lumière vibrait et fumait de rire.
Un par un les invités se levaient des bancs et se déplaçaient dans les coins où on s’amusait et où on était serré.
Les taches du visage du mort devenaient encore plus grandes, comme si les pensées cachées se vivifiaient en  modifiant son expression. Il semblait que dans un coin de sa bouche gémissait une réflexion amère : qu’est-ce que notre vie ?  C’est à peine comme un éclat dans le ciel, comme les fleurs d’un cerisier…
 
A côté de la porte d’entrée on s’embrassait déjà.

- Contre qui tu te colles ?
- Contre Annytchka la brune…

Il semblait qu’Annytchka ne le voulût pas et qu’elle s’obstinait, mais quelques dizaines des bras la poussaient hors de la prison étroite, et les bouches chaudes rajoutaient :
- Va, petite, va !
Et Annytchka embrassait le cou de celui qui se collait contre elle en lui donnant un baiser savoureux accompagné des cris de joie de tout le monde.

On oublia le corps. Seules trois vieilles femmes restèrent à ses côtés et regardèrent avec les yeux vitreux une mouche passer sur le visage jaune et immobile.
Les jeunes femmes se joindraient au jeu. Avec leurs yeux où la lumière mortelle brillait encore et reflétait l’image du décédé, elles allaient embrasser indifféremment les maris, et les maris à leur tour embrassaient les femmes des autres.

Les baisers sonores sonnaient dans la maison et se mêlaient  aux lamentations de la triste trompette qui racontait aux montagnes la mort sur la colline solitaire.
Palagna ne pleurait plus. Il était tard et elle devait accueillir tous ses invités.

La joie se mit à flamber. On étouffa dans la maison, les gens transpirèrent dans leurs vêtements, ils respirèrent les souffles de la fumée, l’odeur de la cire chaude et du cadavre qui pourrissait déjà. Ils parlaient tous à voix haute, comme s’ils avaient oublié pourquoi ils étaient là, ils racontaient leurs aventures et riaient. Ils agitaient les bras, se tapaient dans le dos l’un de l’autre et ils jetaient des regards sur les femmes.

Ceux qui n’avaient pas de place dans la maison avaient mis le feu dans la cour où ils célébraient leurs jeux. A l’entrée on avait éteint la lumière et les filles piaillaient comme des sauvages, les garçons se tordaient de rire. L’amusement secouait les murs de la maison et frappait le lit tranquille du mort avec des vagues de cris.

La flamme jaune des bougies s’éteignait dans l’air lourd.

Même les vieillards  participaient aux jeux. Le rire tout gai secouait leurs cheveux gris, tirait leurs rides et ouvrait les restes des dents pourries. Ils aidaient les jeunes à attraper les femmes en posant des mains qui déjà tremblaient.  Les colliers sonnaient sur les poitrines des jeunes femmes, leurs cris cassaient les oreilles, les bancs enlevés de leurs places bruissaient et frappaient la table sur laquelle reposait le mort.

- Ha  ha ! – le cri passait du coin jusqu’à l’entrée, et les rangs des gens se pliaient en deux de rire en se serrant les ventres.

Parmi le bruit des cris et de rires, un « moulin » criait on ne savait d’où.
- Que puis-je  moudre ? – demandait le meunier provocant.
- Nous avons du maïs, - criaient les filles en se frayant le chemin vers lui, et les juifs se disputaient entre eux en se collant les barbes d’étoupe.
Une serviette mouillée et bien tordue frappait tout le monde à droite et à gauche. On se sauvait dans le vacarme en renversant les autres, en secouant la poussière. Le sol de la maison tremblait du piétinement des jeunes jambes, et le corps sursautait sur le banc en secouant son visage jaune sur lequel se voyait encore le sourire mystérieux de la mort.
Et les monnaies de cuivre données par les bonnes âmes pour son transport sonnaient doucement sur la poitrine.

Sous les fenêtres les trompettes sanglotaient avec tristesse.


 Octobre, 1911. Tchernigiv

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