***
Demain c’est une grande fête.
Saint George (23 avril) prend chez Saint Dimitri les clefs de l’univers
pour régner sur la terre. Les grandes eaux sur lesquelles la terre flotte vont
l’amener plus haut vers le ciel. Saint George ornera les forêts et les champs,
la brebis s’habillera de la nouvelle laine comme la terre qui se couvre
d’herbes l’été, et les prairies se reposeront du bétail et elles seront
envahies par les bonnes herbes. Demain c’est le printemps, le jour de la joie
et du soleil, mais déjà aujourd’hui les montagnes fleurissent des lumières et
la fumée bleuâtre enveloppe les sapins dans la voile transparente. Et quand le
soleil descend, les feux ont perdu leurs fleurs, les fumées sont parties dans
le ciel et le bétail a répondu avec un cri de joie – les bêtes ont franchi le
feu pour devenir fortes comme ce feu d’été et pour se multiplier comme la
cendre se multiplie dans le feu.
Les gens sont allés se coucher
tard à la veille de la Saint George, bien qu’ils doivent se lever tôt.
Palagna fut réveillée dès que le
jour se montra. « Et s’il était trop tôt ? » - pensa-t-elle à
haute voix, mais tout de suite elle se souvint que c’était la fête et qu’elle
devait aller dans la prairie. Elle enleva la couverture chaude et se mit
debout. Ivan dormait encore, le four bâillait dans un coin en montrant toute sa
bouche noire, et un grillon y stridulait une chanson triste. Palagna déboutonna
sa chemise et l’enleva, dans la maison, elle resta nue un instant, et en
regardant Ivan derrière elle, et elle se dirigea vers la sortie. La porte cria
et le froid du matin embrassa son corps. Les montagnes étaient encore
endormies. Les forêts de sapins dormaient aussi – sévères comme des moines, et
pendant la nuit les prairies et les sommets sont devenues gris, disparaissant
dans le brouillard. La brume froide montait de la vallée et tendait ses pattes
blanches et poilues vers les sapins noirs, et la rivière Tcheremoch racontait
ses rêves sous le ciel encore blanc.
Palagna marchait sur les herbes
mouillées et tremblait doucement dans la fraîcheur matinale. Elle était sûre
que personne ne la voyait, et même si quelqu’un la voyait ? Certes,
c’était dommage de perdre ainsi la sorcellerie. Elle ne pensait qu’à ça. Le
jour de l’Annonciation elle avait enterré dans le champ du sel, un petit pain
et un collier, et maintenant il fallait aller chercher tout cela. Peu à peu
elle s’habitua à la fraicheur. Son corps fort qui n’avait pas connu la maternité
allait libre et fier dans les herbes jeunes de la prairie, il était si rose et
si frais – comme un nuage doré et comblé par une pluie chaude de printemps.
Enfin elle s’arrêta sous un hêtre. Mais
avant de déterrer ses affaires elle leva ses bras et s’étira vers les branches,
et mêmes ses os craquèrent. Mais soudain elle sentit qu’elle perdait sa force.
Elle se sentit mal. Elle baissa ses bras affaiblis et regarda devant elle et
tout d’un coup elle plongea dans l’abyme noir plein de feux qui ne voulaient
pas la lâcher.
Yura le sorcier – molfar se mit de l’autre côté de la clôture.
Elle voulut crier – et elle ne
put pas. Elle voulut cacher ses seins avec ses mains – mais elle n’eut pas la
force de lever ses bras. Elle essaya de partir, mais elle se sentit comme prise
par des racines. Elle resta debout, sans forces, presque évanouie, et elle
continuait de regarder avec obstination les deux charbons ardents qui buvaient
sa force.
Enfin une sorte de furie se
réveilla dans son esprit. Elle perdit toute sa sorcellerie ! Palagna fit
un effort pour reprendre cette furie et elle dit toute furieuse :
- Pourquoi tu écarquilles les
yeux ? Tu n’as jamais rien vu ?
Il ne détachait pas d’elle ses
yeux magnétiques et il dit en souriant :
- Je vous jure que jamais je n’ai
vu une beauté pareille.
Une de ses jambes était de ce
côté de la clôture.
Elle voyait bien comment ces deux
charbons ardents allaient vers elle, ils
réduisaient en cendres sa volonté, et elle demeurait sans bouger dans
une attente douce et effrayante.
Il était déjà près d’elle, elle
voyait les coutures brodées de sa veste … et les dents brillantes dans sa
bouche… et son bras tendu vers elle. La chaleur de son corps soufflait sur
elle, et elle restait toujours immobile.
Ce fut seulement quand les doigts
de fer lui serrèrent le bras en l’attirant vers lui qu’elle s’échappa et put
courir vers sa maison.
Molfar gonflait ses narines et restait
immobile en regardant le corps blanc de Palagna qui serpentait dans les herbes
comme les vagues de Tcheremoch.
Plus tard quand Palagna eut
disparu, il franchit la clôture et
recommença à disperser sur le champ la cendre du feu d’hier pour que les
vaches et les brebis qui viendraient pâturer ici se multiplient et que chaque
brebis donne deux petits agneaux…
Palagna retourna à la maison
toute furieuse. Au moins Ivan n’avait rien vu. Quel voisin ! Qu’il
disparaisse avec la fumée ! Il a bien choisi son moment pour
l’attraper ! Que le diable l’emporte ! Eh oui, elle avait perdu sa
magie… Elle se demandait s’il fallait parler à Ivan de l’accident avec Youra ou
bien laisser son mari tranquille. Il ne manquait plus que tout cela provoque
une bagarre ou une dispute, mais il ne faut pas commencer avec un sorcier... Il
fallait le gifler et c’était tout… Mais Palagna savait qu’elle n’était pas
capable de lever même un bras contre lui. Une seule pensée de lui donnait à
Palagna une sensation d’évanouissement, une sorte d’épuisement dans tous ses
membres. Elle sentait qu’une toile d’araignée de ses yeux noirs, de ses dents
brillantes et de sa bouche avide enveloppait son corps. Et quoi qu’elle fît ce
jour-ci, le regard du molfar l’attachait.
Deux semaines avaient passé déjà, et Palagna ne parlait pas à Ivan de sa
rencontre avec Youra. Elle observait son mari. Elle sentait en lui quelque
chose de lourd, une tristesse qui l’affaiblissait et lui rongeait le cœur, des
yeux fatigués avec un regard déjà vieilli et comme lacustre. Il avait
considérablement maigri et il était devenu indifférent. Non, Youra était meilleur. Si elle voulait un
amant elle prendrait Youra ! Mais Palagna était une femme avec de
l’orgueil, elle ne voulait pas céder à la force. De plus elle était furieuse
contre le sorcier.
Ils se rencontrèrent une fois au
bord du torrent. Pendant un instant Palagna crut qu’elle était nue et que la
toile fine de l’araignée l’enveloppait. Comme si elle était dans une transe,
elle entendit :
- Avez-vous bien dormi, ma petite
âme Palagna ?
Elle avait un mot sur le bout de
la langue : « Très bien, et vous ? ». Mais elle se retint,
fit la moue, leva sa tête et passa devant lui avec tout son orgueil – comme
s’il n’avait jamais existé.
- Ca va la santé ? –
entendit-elle dans son dos.
Mais elle ne tourna pas la tête.
« Maintenant prépare-toi à
des complications », - se dit-elle à elle-même avec peur.
En effet, dès qu’elle rentra à la
maison, Ivan lui raconta la nouvelle – une brebis avait crevé. Mais comme par
une sorte de magie elle ne regrettait pas la brebis. Au contraire elle se mit
en colère parce qu’Ivan se consumait de chagrin à cause de la bête.
Youra ne la croisait plus sur son
chemin. Mais les pensées de Palagna se tournaient plus souvent vers lui. Elle
écoutait volontiers et avec plaisir les histoires sur sa force, et elle
s’étonna des pouvoirs de ce Youra impétueux qui la voyait comme la plus
belle ! C’était un homme puissant et fort, il savait tout. Au cause de sa
parole forte la bête crevait tout de suite, un homme noircissait et se
desséchait comme la fumée, il pouvait leur envoyer la vie et la mort, disperser
un nuage, repousser la grêle, il pouvait
d’un seul œil réduire en cendres ses ennemis et allumer l’amour dans le
cœur d’une femme ! C’était un dieu terrestre ce Youra qui voulait Palagna,
ce sorcier qui tendait ses bras plein de forces surnaturelles vers elle.
De temps en temps son cœur se
fermait pour ses vaches et pour son mari, ils pâlissaient dans son âme comme
disparaît le brouillard qui se pose sur le sommet d’un sapin. Toute triste
alors, elle allait dans le champ sous un hêtre et là-bas elle sentait sur sa
poitrine le souffle chaud de Youra et ses doigts de fer. Il aurait pu avoir une
amante s’il était venu ce jour-là.
Mais il ne venait pas…
La journée était chaude. Le
sommet d’Igrets fumait, la terre poussait ses vapeurs, les nuages venaient sans
cesse de Tchornogora et versaient les pluies et le soleil les éclairait de
côté. Le temps était si étouffant que Palagna pour rien au monde ne voulait
aller sur le sommet de la colline, mais elle avait eu un rêve, ce qui était
mauvais pour le bétail. Elle voulait aller voir ses vaches dans la forêt. Les
montagnes autour d’elle fumaient dans l’humidité, comme si les torrents avaient
commencé de bouillir et s’évaporer. Tcheremoch bruissait en bas. Le lit de
pierre était trop dur pour lui et il sautait d’une roche à l’autre. Mais à
peine Palagna était-elle montée sur la colline qu’un très vent fort de
Tchornogora agita son aile géante et troubla les arbres. « Si au moins
l’orage ne venait pas ! » - pensa-t-elle et elle se tourna vers le
vent. C’était bien cela ! Un gros nuage bleu et blanc bouillonnait là-bas.
Il lui semblait que la Montagne Noire même se levait dans le ciel, prête à
descendre sur terre pour tout écraser. Le vent courait devant ce nuage et
écartait les sapins, et les montagnes et les vallées devenaient noires d’un
coup comme après un incendie. Elle ne pensa plus avancer. Palagna se cacha sous
la tente d’un sapin. Le sapin cria. Le tonnerre venait de loin, doucement, comme une vague, les ombres couraient vite
sur les montagnes en enlevant les couleurs, et les grands sapins solitaires se
pliaient en deux sur les cimes lointaines. « Si au moins la grêle ne
tombait pas ! » - pensait Palagna effrayée en s’abritant sous sa
veste.
Mais au-dessus de sa tête ça en
faisait du bruit ! Là-bas sur la Tchornogora les nécromanciens taillaient
la glace dans les lacs congelés, et les âmes de ceux qui étaient suppliciés
sans pitié ramassaient cette glace dans les sacs et galopaient avec eux sur les
nuages pour verser tout sur la terre. « Les prairies et le foin sont perdus,
la grêle les couvrira et le bétail affamé va pleurer », - pensait-elle
avec amertume. Mais à peine avait-elle pensé – qu’on entendit un coup de
tonnerre. Les montagnes chancelèrent, les sapins solitaires tombèrent par
terre, la terre même se leva et tout se mit à tourner dans le tourbillon.
Palagna avait quelques secondes pour s’accrocher à un tronc d’arbre, et comme à
travers le brouillard elle vit un homme grimper sur la montagne. Il luttait
contre le vent et écartait ses jambes comme une écrevisse, il s’accrochait aux
pierres et grimpait sans s’arrêter. Il fut proche d’elle, se plia, il courut –
enfin se dressa sur le sommet. Palagna avait reconnu Youra.
- Il vient pour moi, c’est sûr,…
- redoutait-elle, mais il fallait croire que Youra ne la verrait pas.
Il se dressa devant un nuage, une
jambe en avant et le bras croisés sur la poitrine. Il renversa son visage
devenu pâle et perça le nuage de son œil sévère. Il resta comme cela longtemps,
une minute, et le nuage s’approcha de lui. Et brusquement il jeta sa veste par
terre. Le vent l’emporta tout de suite dans la vallée et souleva les cheveux
longs de la tête de Youra. Et puis Youra leva vers le ciel le bâton qu’il
gardait dans sa main et il cria dans le bouillonnement bleu :
- Arrête-toi ! Je te défends
de passer !...
Le nuage se mit à réfléchir un
peu et ensuite en réponse il jeta une flèche de feu.
- Oy ! – Palagna se couvrit
de son bras quand les montagnes s’écroulèrent.
Mais Youra était ferme sur ses
pieds, et ses cheveux se tordaient comme des vipères dans un nid.
- Ah, si tu veux comme ça !
– cria Youra au nuage. – Donc je dois te lancer un charme. Je vous adjure, vous
- les tonnerres et les petits tonnerres,
les nuages et les enfants des nuages, je te disperse la fortune à gauche
– sur les bois et dans les eaux… Va et cours comme le vent dans le monde…
Désintègre-toi et tombe, tu n’as pas de pouvoir ici…
Mais le nuage cligna de son œil
gauche avec mépris et il commença à tourner vers la droite sur les prairies.
- Malheur ! – Palagna se
serra les mains. – Il tuera le foin…
Mais Youra ne voulait pas céder.
Il devenait encore plus pâle, ses yeux étaient encore plus sombres. Le nuage
allait à droite – lui aussi, le nuage allait à gauche – lui aussi. Il le
poursuivait et luttait contre le vent, il agitait ses bras, et il le menaçait
avec son bâton. Il se démenait sur la montagne comme un beau diable pour faire
tourner le nuage, il le combattait et il lui résistait. Encore ici, de ce côté…
Il sentait la force dans sa poitrine, il versait les tonnerres de ses yeux, il
levait ses bras et adjurait. Le vent enleva sa veste et le frappa dans ses
seins, le nuage poussa les rugissements, cracha le tonnerre, versa la pluie
dans les yeux et trembla au-dessus de la tête, prêt à tomber, et le molfar
tout en sueur en reprenant son haleine se démena sur le sommet de la
montagne ; et il eut peur de perdre ses dernières forces. Il sentit qu’il
faiblissait, il n’avait plus rien dans sa poitrine : que le vent déchire
sa voix, que la pluie inonde ses yeux, que le nuage triomphe ! Alors, en
un dernier effort il souleva son bâton vers le ciel :
- Arrête-toi !
Subitement le nuage s’arrêta. Il
montra un côté étonné, il se cabra comme un cheval et gargouilla d’une rage
intérieure et d’une impuissance désespérée. Il supplia :
- Lâche-moi ! Où puis-je
aller ?
- Je ne te lâcherai pas !
- Lâche-nous, ou nous
mourrons ! – priaient les âmes d’une voix plaintive, courbées sous le
poids des sacs pleins de grêle.
- Ah ! Maintenant tu
supplies ! Je t’adjure : va
dans l’obscurité, dans l’abîme, là où on n’entend pas le hennissement des
chevaux ni le mugissement des vaches, ni le bêlement des brebis, là où ne
viennent pas les corbeaux, là où on n’entend pas la voix chrétienne… C’est là
où je te permets d’aller…
Et d’une manière extraordinaire le
nuage obéit. Il tourna humblement vers la gauche et défit les sacs au-dessus de
la rivière et versa la grosse grêle sur la pente sablonneuse. Un rideau blanc
cacha les montagnes et dans la vallée profonde on entendit quelque chose
gargouiller, se rompre et bruire. Youra tomba par terre pour reprendre son
souffle.
Quand le soleil déchira le nuage
et que les herbes mouillées sourirent, Youra vit comme dans un rêve que Palagna
courait vers lui. Elle rayonnait de joie comme le soleil, et elle se pencha
vers lui avec un air préoccupé :
- Oh, Yourtchikou, tu n’as
rien ?
- Ah, ma petite Palagna, tout va
bien… J’ai retourné la tempête…
Et il tendit ses bras vers elle…
C’est ainsi que Palagna devint
l’amante de Youra…
***
Ivan fut étonné par Palagna.
Avant elle aimait s’habiller luxueusement, mais dès maintenant un nouvel esprit
gagna son cœur : même les jours de travail elle portait les beaux châles
chers de soie, les jupes brillantes et les colliers lourds lui courbaient le
cou. De temps en temps elle disparaissait et retournait tard à la maison, toute
rouge, ébouriffée – comme si elle était saoule.
- Où as-tu traîné ? - demandait Ivan furieux. – Garde-toi, femme
au foyer !
Mais Palagna ne faisait qu’en
rire.
- Ha ! Tu crois que je ne
peux pas me promener ?... Je veux m’amuser… On ne vit qu’une fois…
En effet la vie est courte, Ivan
lui-même le pensait, mais Palagna en faisait trop. Tous les jours elle buvait
au cabaret avec Youra le molfar, elle l’embrassait en public sans cacher
qu’elle avait un amant. Elle n’était pas la première ! De tout temps il
n’est jamais arrivé à personne de rester avec un seul homme !
Tout le monde parlait de Palagna
et Youra, Ivan l’entendait aussi, mais il le prenait avec indifférence, même si
c’était un sorcier. Palagna fleurissait et jouissait de la vie, et Ivan se
séchait et perdait sa force. Il était surpris lui aussi. Que lui
arrivait-il ? Ses forces le quittaient, ses yeux perdaient leur brillant
et surtout il avait perdu goût à la vie. Même le bétail ne lui donnait plus la
joie d’avant. On m'a jeté le mauvais œil ou c’est de la magie ? Il ne
regrettait pas Palagna et même il ne se
sentait pas vexé, mais il se battit avec Youra.
Et il ne se battit pas à cause de
la colère, mais à cause des gens – pour la coutume. Peut être que sans l’aide
de son confrère Semen il n’aurait pas
déclenché la guerre.
Un jour Semen rencontra Youra au
cabaret et il le frappa à la figure.
- Quel fainéant ! Qu’est-ce
que tu as pour Palagna ? Tu n’as pas ta propre femme ?
Alors Ivan eut honte. Il se jeta
sur Youra :
- Occupe-toi de ta Gafia, et ne
touche pas la mienne ! – il secoua sa hache devant le visage de Youra.
- Tu l’as acheté au marché ?
– explosa Youra.
Sa hache brilla à son tour devant
les yeux d’Ivan.
- Que la colère te réduise en
cendre !...
- Reître !
- Tiens ça !...
Ivan frappa le premier – directement au front. Mais Youra
tout en sang eut le temps de hacher Ivan entre les yeux, il l’ensanglanta
jusqu’au sein. Les deux hommes devinrent aveugles à cause du sang chaud qui
leur inondait les yeux, mais chaque hache continuait de frapper l’autre hache,
les deux combattants se frappant l’un l’autre à la poitrine. Ces masques rouges
pleins du sang chaud dansaient la danse macabre. Youra avait déjà un bras
blessé mais par chance il avait cassé la hache d’Ivan. Ivan s’inclina en
attendant la mort, mais Youra calma sa colère en courant et il rejeta sa hache
avec un geste noble et beau :
- Je ne me bats pas avec un
adversaire désarmé !
Et ils reprirent les haches.
A peine put-on les séparer.
Alors Ivan lava ses blessures en
peignant de couleur de sang les eaux de Tcheremoch, et il partit avec les brebis. Et il trouva le
repos et la consolation.
Mais la bagarre n’avait rien
donné. Tout restait comme avant. Palagna – comme auparavant – ne restait pas à
la maison, et Ivan devenait de plus en plus souffreteux. Sa peau devenait noire
en couvrant ses os, les yeux se creusaient encore plus, la fièvre, l’inquiétude et l’irritation le brûlaient
sans cesse. Il avait perdu goût à la nourriture.
« Sans doute, cela vient de
ce molfar, - pensait-il avec amertume, - Il attente à ma vie, il veut me
faire passer le goût du pain, il me dessèche… ».
Il alla chez une sorcière pour
qu’elle détourne le maléfice, mais cela ne donna rien. Le molfar était
bien plus fort.
Ivan lui-même en était même sûr.
Une fois il passa devant la maison de Youra et il entendit la voix de Palagna.
Comment ? C’est elle ? Un souffle l’arrêta.
Ivan serra son cœur avec la main
et il colla l’oreille contre la
porte. Il ne se trompait pas. Palagna était là. En cherchant la fente pour
regarder dans la cour Ivan avançait le long du mur. Enfin il trouva un trou et
il vit Palagna avec le molfar. Youra courbé tenait devant Palagna une
poupée d’argile, il mettait ses doigts
dans son corps –de la tête jusqu’aux pieds.
- J’enfonce une fiche là, - chuchotait-il d’une voix lugubre, - et les
bras et les jambes se sèchent. Dans le ventre – et il ne peut plus manger…
- Et si tu l’enfonces dans la
tête ? – demanda Palagna avec curiosité.
- Alors il meurt à l’instant.
Alors ils conspiraient contre
lui !
Ce fut comme si sa conscience
explosait dans sa tête. Et s’il franchissait le mur pour les tuer tous les deux
sur place ? Ivan serra sa hache,
mesura la hauteur du mur, mais soudain il se flétrit. L’épuisement et
l’indifférence encore enveloppèrent de nouveau tout son corps. Pourquoi tout
cela ? A quoi ça sert ? Sans
doute, c’est son destin. Il marcha tout ravagé et fatigué au point de ne plus
sentir le sol, il en perdit le chemin. Les cercles rouges voltigeaient devant
ses yeux et disparaissaient sur les montagnes.
Où allait-il ? Il ne s’en souvenait pas. Il errait sans but,
il grimpait sur les montagnes, il descendait et montait partout où l’amenaient
ses pieds. Enfin il se rendit compte qu’il était assis au bord de la rivière.
Elle – avec ce sang vert des montagnes vertes -
bouillonnait et criait sous ses pieds, et il regardait inconsciemment
les rapides jusqu’au moment où une idée s’alluma dans son cerveau :
Maritchka avait erré jadis sur cette rive. Ici l’eau l’avait prise. Ensuite les souvenirs apparurent un par un
pour remplir son sein vide. Il voyait encore Maritchka, son visage bien-aimé,
sa tendresse simple et pure, il entendait sa voix et ses chansons…
O, mon chéri, souviens-toi de moi
Deux fois par jour,
Et moi, je me souviendrai de toi
Sept fois par heure…..
Et maintenant il n’avait plus
rien. Il n’avait rien, et jamais rien ne reviendrait, comme ne reviendrait
jamais l’écume sur les vagues de la rivière. A l’époque c’était Maritchka, et
maintenant c’était lui… Son étoile à peine se tenait sur le ciel déjà prête à
s’éteindre… Qu’est-ce que notre vie ?
Un éclat dans le ciel, la floraison d’un cerisier… elle est fragile et
elle ne dure pas longtemps…
Le soleil se cacha derrière la
montagne, les chaumières des houtsouls se couvrirent du brouillard des ombres
douces du soir. La fumée bleue sortit par les fentes dans les toits et
enveloppait les maisons qui fleurissaient sur la verdure de la montagne comme
les grandes fleurs blanches.
La tristesse envahit le cœur
d’Ivan, son âme aspira à quelque chose de meilleur et d’inconnu, elle voulut
voir des mondes différents et beaux où elle pourrait se reposer.
Mais quand la nuit tomba et que
les montagnes clignèrent dans la lumière des demeures solitaires - comme les monstres avec leur œil méchant –,
Ivan sentit que les forces de l’ennemi étaient bien plus fortes que les siennes
et qu’il perdrait cette bataille.
***
Ivan se réveilla.
- Lève-toi, - c’était Maritchka. – Réveille-toi et on y
va.
Il la regarda sans s’étonner.
C’était très bien que Maritchka fût enfin venue.
Il se leva et partit avec elle.
Sans prononcer un mot ils
montèrent là-haut malgré la nuit, et Ivan voyait clairement son visage avec la
lumière des étoiles. Ils franchirent la clôture qui séparait le champ de la
forêt et ils entrèrent dans le maquis des sapins.
- Pourquoi tes traits sont-ils
tirés ? Tu es malade ? – demandait Maritchka.
- Pour toi mon âme, je te
pleurais mon âme…. – Il ne demandait pas où ils allaient. Il se sentait si bien
avec elle.
- Tu te souviens mon cœur,
Ivanko, de nos rencontres, ici dans cette forêt ? Tu m’embrassais et moi –
je mettais mes mains derrière ton cou et j’embrassais ta chevelure
bien-aimée?
- Oh, oui, je m’en souviens, je
ne l’oublierai jamais, Maritchka…
Il voyait devant lui Maritchka,
mais c’était étrange, parce qu’il savait que ce n’était pas Maritchka mais une niavka
– une sirène sylvestre. Il se tenait à son côté en ayant peur de la laisser
passer devant lui et de voir un trou saignant dans son dos – là où se trouve le
cœur, les entrailles et tout - comme chez une niavka.
Sur les sentiers étroits il se serrait contre Maritchka
pour marcher avec elle et ne pas se retrouver derrière, et il sentait la
chaleur de son corps.
- Depuis longtemps je voulais te
demander : pourquoi m’avais tu frappé au visage ? C’était ce jour –
tu te souviens – où nos parents se battaient et où je tremblais sous le chariot
en voyant le sang…
- Après tu t’es mise à courir –
j’ai jeté tes rubans dans l’eau, et tu m’as donné des bonbons…
- Je t’ai aimé dès ce moment…
Ils s’enfonçaient dans la forêt.
Les débonnaires sapins noirs levaient leurs branches-pattes touffues au-dessus
de leurs têtes, comme s’ils donnaient leur bénédiction, le silence sévère et
ferme régnait partout, et dans les vallées seule l’écume des torrents se brisait en fracas.
- Une fois je voulus te faire
peur, et je me suis cachée. Je me suis mise dans la mousse, je me suis enfouie
dans la fougère et je ne bougeais plus. Tu criais, tu cherchais, tu pleurais
presque. Et moi je restais tranquille en essayant d’arrêter de rire. Et quand
tu m’as trouvé enfin, qu’as tu fait avec moi ?
- Ha – ha !
- Oh ! – Quel
insolent !
Elle faisait la moue et jetait
sur lui des regards narquois.
- Ha ha ! – riait Ivan.
Tous les deux riaient en
s’inclinant l’un vers l’autre. Elle lui rappelait toutes leurs bêtises
d’enfants, leurs bains froids dans les torrents, leurs bagatelles et les
chansons, leurs peurs et tous leurs jeux, les embrassades chaleureuses et la
torture de leur séparation. Tous ces détails qui chauffaient dans leurs cœurs.
- Pourquoi es-tu resté si
longtemps sur la montagne, ô Ivanko ? Que faisais-tu là bas ?
Ivan brûlait d’envie de lui
raconter comment une fois la sirène de la forêt l’avait appelé sur la haute
montagne avec la voix de Maritchka, mais il évita d’aborder ce sujet. Sa
conscience était divisée en deux. Il entendait bien Maritchka à côté de lui,
mais il savait que Maritchka n’existait pas dans ce monde, et que ce quelqu’un
d’autre l’amènerait dans l’abîme pour qu’il y pérît. Malgré cela il se sentait
bien, il suivait son rire et le pépiement d’une jeune fille sans peur, il était
léger et heureux – comme jadis.
Tout disparaissait : ses
soucis ménagers et ses tracasseries, sa peur de la mort, Palagna et
l’ennemi-molfar - tous étaient partis comme s’ils n’avaient jamais existé. La
jeunesse insouciante et la joie l’amenaient sur ces sommets déserts, morts et
si solitaires que même le chuchotement de la forêt n’y pouvait rester ; et
il descendait dans la vallée avec le bruit des torrents.
- Et moi je t’attendais tous les
jours, j’attendais ton retour de la montagne. Je ne mangeais pas, je ne
chantais pas, j’en perdais mes chansons, le monde me dégoûtait… quand on
s’aimait – même les chênes secs fleurissaient, et quand on s’est séparés, ils se sont tous desséchés…
- Ne dis pas cela, ma Maritchka… Maintenant nous sommes ensemble et on
le restera pour toujours…
- Pour toujours ? Ha
ha ha!...
Ivan tressaillit et s’arrêta. Le
rire sec et sinistre lui frappa le cœur. Avec méfiance il tourna sa tête vers
elle :
- Tu ris donc, ma
Maritchka ?
- Oh, non ! Je ne riais
pas ! Tu as cru entendre ma voix. Tu es déjà fatigué ? Tu ne peux pas
marcher ? Encore en peu ! On y va !...
Elle le suppliait et il continuait
de marcher et de serrer son épaule contre la sienne avec un seul désir –
continuer de marcher et ne pas rester derrière elle, ne pas voir ce qu’avait Maritchka au lieu de
ses vêtements, au lieu de son dos… ce qu’il y avait il ne voulait pas y penser.
La forêt devenait de plus en plus
épaisse. L’odeur lourde des souches
pourries, l’odeur de cimetière des bois sortait du fourré où les sapins morts
se réduisaient en poussière et où les champignons vénéneux se nichaient. Les
grosses pierres donnaient la sensation du froid sous la mousse glissante, les
racines dénudées des sapins nattaient les sentiers couverts d’une couche
d’aiguilles sèches.
Ils allaient de plus en plus
loin, ils pénétrèrent dans la profondeur froide et lugubre des forêts de la
haute montagne. Ils gagnèrent enfin une clairière. Il semblait qu’ici il fît
moins sombre – comme si les sapins avaient mis fin derrière eux à la noirceur
de la nuit profonde.
Soudain Maritchka tressaillit et
s’arrêta. Elle étira son cou et écouta. Ivan remarqua qu’une inquiétude gagnait
son visage et soulevait ses sourcils. Que se passait-il ? Mais
Maritchka interrompit impatiemment sa
question, elle mit son doigt sur sa bouche pour qu’il gardât le silence et elle
disparut soudainement. Tout se passa si vite et d’une manière si étrange
qu’Ivan ne pouvait pas encore reprendre ses sens.
Pourquoi a-t-elle eu peur, où
est-elle partie, et pourquoi ? Il resta un instant sans bouger en espérant
que Maritchka revienne, mais comme elle n’apparaissait pas il appela d’une voix
basse :
- Maritchka !
Le rideau doux des branches des
sapins avala cet appel, et le silence régna encore.
Ivan s’inquiéta. Il voulait
rechercher Maritchka mais il ne savait pas où aller parce qu’il ne comprenait
pas où elle avait disparu. Et si elle se perd dans la forêt ou tombe dans les
abîmes ? Il faut peut-être allumer le feu ? Elle verra alors le feu
et saura où aller.
Ivan ramassa quelques branches
sèches et alluma le feu. Le bois crépita en quelques instants et chassa
l’humidité. Et quand la fumée s’agita au-dessus du feu les ombres des sapins
tordus s’agitèrent avec lui et peuplèrent la clairière.
Il s’assit sur une souche et
regarda autour de lui.
La clairière était encombrée de
troncs d’arbres pourris et couverte d’un filet piquant des pierres où se
trouvait la framboise sauvage. Les branches inférieures des sapins, toutes
fines et sèches, tombaient comme une
barbe rousse.
Et la tristesse alors envahit
Ivan. Il se retrouvait encore seul. Maritchka ne venait pas. Il alluma sa pipe
et regarda le feu pour faire passer le temps. Maritchka devait enfin revenir.
Il lui semblait même qu’il entendait ses pas, le bruit des branches cassées
sous ses pieds. Oh ! Enfin elle… Il voulait se lever et se rapprocher
d’elle, mais il n’en eut pas le temps.
Les branches sèches s’ouvrirent
sans bruit et un homme sortit de la forêt.
Il était sans vêtements. Les
poils doux et noirs recouvraient tout son corps, entouraient ses yeux ronds
pleins de bonté, et ils se coincèrent
sur la barbe et tombèrent de la poitrine. Il croisa ses bras poilus sur
son gros ventre et se rapprocha d’Ivan.
Et alors Ivan le reconnut.
C’était le joyeux tchougayster – le bon esprit de la forêt qui défend
les hommes des niavkas – des sirènes sylvestres. Il était la vraie mort
pour ces créatures – car il les rattrapait et il les déchirait.
Tchougayster sourit avec bonhomie, cligna
avec son œil malin et demanda à Ivan :
- Où est-elle partie ?
- Qui ?
- La niavka.
« Il parle de Maritchka, -
pensait avec peur Ivan, son cœur battait dans sa poitrine : - Voila
pourquoi elle est disparue ! ».
- Je ne sais pas, je ne l’ai pas
vue, - répondit Ivan d’une voix indifférente et il proposa à tchougayster :
- Asseyez-vous.
Tchougayster s’assit sur un tronc d’arbre,
secoua les feuilles sèches de ses poils et mit ses jambes à côté du feu.
Ils gardaient le silence tous les
deux. L’homme se réchauffait grâce au feu et frottait son ventre rond, et Ivan
se demandait avec passion comment retenir le tchougayster assez
longtemps pour que Maritchka pût s’enfuir.
Mais le tchougayster l’aida
lui-même.
Encore une fois il cligna de
l’œil et il dit :
- Peut-être pourrais-tu danser
avec moi, un petit peu ?
- Tiens, pourquoi pas ? –
répondit Ivan tout content et prêt à danser.
Il rajouta quelques branches de
sapin dans le feu, regarda ses chaussures, tira sa chemise et se prépara pour
une danse.
Tchougayster mit ses mains poilues sur ses
hanches et commença à s’agiter…
- Allez ! Commence !
- Eh bien, on commence.
Ivan tapa du pied, écarta une
jambe, secoua tout son corps et plana dans une danse légère des houtsouls.
Devant lui le tchougayster s’agitait et se courbait d’une manière très
drôle. Il clignait des yeux, claquait des lèvres, secouait son ventre et ses
jambes, poilues comme des jambes d’ours, piétinaient gauchement sur place, se
pliaient et se dépliaient – de vrais morceaux de bois. Sans doute la danse le
réchauffa. Il sauta plus haut, s’accroupit plus bas, il fortifia son zèle en
grommelant et en soufflant comme la soufflerie du forgeron. La sueur sortait goutte à goutte autour de
ses yeux, elle coulait comme un ruisseau du front jusqu’à la bouche ; ses
bras et son ventre brillaient comme ceux
d’un cheval, le tchougayster s'en donnait vraiment à cœur joie :
- Haydouk ! Une fois !
Quel garçon ! – criait-il à Ivan et il battait la terre de ses talons.
- Il est borgne ! Il est
aveugle ! – disait Ivan en réchauffant la danse. – Ho ! Ho ! Si
on danse, on danse bien !
- Soit ! – le
tchougayster frappait dans ses
mains, il s’accroupissait jusqu’au sol et il tournait autour de lui.
- Ha ! Ha ! Ha ! –
Ivan frappait ses cuisses.
Etait-il vrai qu’il ne savait
plus danser?
Le feu se mit à flamber d’une
flamme joyeuse, et elle éloigna des danseurs leurs ombres qui se tordirent et
se crispèrent dans la clairière inondée de lumière.
Tchougayster se fatiguait. Chaque minute il
soulevait sa main avec ses doigts crasseux
pour s’essuyer le front, il ne sursautait plus mais il secouait son
corps poilu.
- Cela suffit peut-être ? –
demandait le tchougayster essoufflé.
- Ah, non… Encore un peu.
Ivan tombait de fatigue. Il se
réchauffa, il était tout mouillé, il avait mal aux jambes, sa poitrine à peine
attrapait son souffle.
- Je vais jouer pour la danse. –
Il encouragea le tchougayster et mit la main dans sa ceinture pour
prendre la flûte. – Tu n’as jamais entendu cette mélodie, mon vieux !...
Et il joua la chanson qu’il avait
entendue dans la forêt de stcheznyk - de celui qui disparaît : « J’ai
mes chèvres ! J’ai mes chèvres !... » - et le tchougayster animé
grâce aux sons de la chanson lança ses talons encore plus haut, il ferma ses
yeux emporté par le plaisir et il sembla qu’il en oubliait sa fatigue.
Maintenant Maritchka pouvait être
tranquille.
« Cours, Maritchka… n’aie
pas peur, mon âme… ton ennemi est occupé à danser… », - chantait la flûte.
La fourrure collait sur la peau
de tchougayster comme s’il sortait de l’eau, la salive coulait de sa
bouche ouverte de plaisir, tout brillait dans la lumière du feu, et Ivan remua
la danse de sa musique joyeuse, comme s’il entrait en fureur, et dans
l’évanouissement il battit les pierres de la clairière et ses pieds perdirent
leurs chaussures.
Enfin le tchougayster fut exténué.
- Ca suffit… Je n’en peux plus…
Il tomba sur les herbes pour
reprendre son souffle et il ferma les yeux. Ivan se jeta par terre à côté de tchougayster.
Ils respirèrent ensemble.
Et tchougayster eut un
petit rire :
- J’ai bien dansé aujourd’hui…
Tout content il toucha son
ventre, poussa un cri et arrangea sa fourrure sur la poitrine, et il commença à
faire ses adieux :
- Je te remercie beaucoup pour la
danse…
- Bon retour à vous…
- Bonsoir à toi…
Il ouvrit les branches sèches du
sapin et plongea dans la forêt.
L’obscurité et le silence couvrirent la clairière. Le feu
couvait dans les ténèbres avec un seul œil rouge.
Mais où était Maritchka ?
Ivan avait beaucoup de choses à
raconter. Il se sentait le besoin de lui raconter toute sa vie, son chagrin
pour elle, ses jours tristes, sa solitude parmi les ennemis et son mariage
malheureux… Mais où était-elle ? Où était-elle partie ? Peut être là
– à droite ? Il lui semblait qu’il l’avait vue la dernière fois sur sa
gauche.
Ivan allait vers la gauche. Ici
il retrouva la forêt épaisse. Les sapins s’entassaient ici en fermant tous les
passages et il eut du mal à passer entre leurs troncs rugueux. Les branches
sèches lui piquaient le visage, mais il continuait de marcher. Il errait dans l’obscurité profonde et il trébuchait
tout le temps sur le même tronc d’arbre. De temps en temps il lui semblait que
quelqu’un l’appelait. Il s’arrêta en retenant son souffle et écouta. Mais la forêt se remplissait d’un tel
silence, que le murmure des branches sèches qu’il touchait de son épaule
faisait comme un gros bruit de hache quand elle coupe un arbre. Ivan marchait
encore avec les bras tendus devant lui – comme un aveugle qui attrape l’air
avec ses bras quand il a peur d’un obstacle.
Soudain un souffle silencieux
effleura doucement son oreille :
- Iva !
La voix venait de derrière, de la
profondeur, comme si elle traversait la mer des aiguilles de sapins.
Cela signifiait que Maritchka
n’était pas là.
Il devait rentrer. Ivan se
dépêchait, il frappa ses genoux contre les sapins, il ouvrait les branches et
fermait ses yeux pour que les aiguilles ne le piquent pas. Il lui semblait que
la nuit s’accrochait à ses jambes et ne le laissait pas partir ; et il la
traînait avec lui et il se frayait un passage à travers sa noirceur. Il errait
depuis longtemps sans retrouver la clairière. Maintenant la terre sous ses
pieds commençait de descendre dans la vallée. Les grosses pierres lui
bloquaient la route. Il les contournait en glissant chaque fois sur la mousse,
en trébuchant sur les racines rudes, il s’accrochait aux herbes pour ne pas
tomber.
Et encore une fois un appel d’une
voix faible assourdie dans la forêt arriva à lui d’en bas – de la vallée :
- Iva !
Il voulait répondre à la voix de
Maritchka, mais il n’osait pas pour que le tchougayster ne l’entendît
pas.
Mais maintenant il savait où il
devait la chercher. Tourner à droite et descendre. Mais ici la descente était
encore plus abrupte, et il lui semblait étrange que Maritchka pût descendre par
ici. Les petits cailloux se répandaient sous ses pieds et tombaient avec un rugissement sourd
dans la profondeur noire. Mais Ivan était accoutumé à la montagne et il savait
s’arrêter au bord du précipice pour chercher un sol solide pour ses pieds. La
descente devenait de plus en plus dure. Une fois il faillit tomber mais il
s’accrocha à la saillie d’une roche suspendue à ses bras. Il ne savait pas ce
qu’il y avait en bas mais il sentait le
froid et le souffle funeste de l’abîme
qui ouvrait sur lui sa gueule insatiable.
- Iva-a ! – gémissait
Maritchka des profondeurs, et dans cette voix il y avait l’appel, l’amour et le
supplice.
- J’arrive, Maritchko ! – la
réponse tremblait dans le cœur d’Ivan et elle avait peur d’en sortir.
Il en oublia la prudence. Comme
un mouton sauvage il sauta d’une pierre à l’autre, avec sa bouche ouverte il
pouvait à peine respirer, il blessait ses bras et ses jambes, sa poitrine
tombait sur les roches piquantes, parfois ses pieds perdaient la terre, et il
entendait à travers le brouillard chaud de désir dans lequel il tombait que la
voix chère le pressait :
- Iva-a !
- Je suis là ! – cria Ivan,
et soudainement il sentit que l’abîme l’entraînait. Il l’attrapa par le cou et
tira en arrière. Ivan attrapait l’air avec ses bras, ses pieds cherchaient la
roche qu’ils avaient arrachée, il sentait qu’il tombait le corps plein de froid
léger et de ce vide étrange. La montagne noire et lourde déploya les ailes des
sapins et en un clin d’œil elle prit son vol d’oiseau en volant vers le ciel et
une curiosité pointue et mortelle lui brûla le cerveau : sur quoi
frapperait sa tête ? Il entendit encore le craquement d’un os, et la douleur
insupportable lui plia le corps – tout se répandit dans le feu rouge qui brûla
sa vie…
Le lendemain les bergers
trouvèrent Ivan agonisant.
***
La trompette –trembita
racontait tristement aux montagnes sa mort.
Or la mort a ici sa propre voix dont
elle parle aux cimes solitaires. Les chevaux battaient leurs sabots contre les
routes rocheuses, les chaussures des paysans bruissaient dans l’obscurité de la
nuit quand les voisins se dépêchèrent vers les feux tardifs de leurs gîtes perdus dans les montagnes.
Ils pliaient leurs genoux devant le corps, ils mettaient sur la poitrine du
mort les pièces des monnaies pour le transport de son âme, et ils s’asseyaient
en silence sur le banc. Ils mélangeaient les cheveux gris avec le feu des
châles rouges, les fortes couleurs de la jeunesse avec la cire jaune de visages ridés.
La lumière mortelle faisait le
filet des ombres égales sur le visage mort comme sur les visages vivants. Les
colliers des femmes riches tremblaient, les yeux des vieillards brillaient d’une
lumière douce par respect pour la mort, la tranquillité sage unissait la vie et
la mort, les mains rudes et laborieuses se reposaient lourdement sur les genoux
des gens.
Palagna remettait en ordre le
tissu sur le décédé, et ses doigts sentaient la froideur du corps mort, mais
l’odeur chaude et douce de la cire qui coulait sur les bougies faisait monter
la pitié par la gorge.
Les trompettes pleuraient sous la
fenêtre.
Le visage jaune d’Ivan reposait
en tranquillité sur la toile en cachant un secret connu de lui seul, et l’œil
droit jetait un regard narquois, sous la paupière un peu soulevée, sur le tas des monnaies de cuivre posée sur
sa poitrine, et sur ses bras croisés avec une bougie allumée.
Au chevet du corps son âme se
reposait invisiblement : elle n’osait encore sortir de la maison. Palagna
s’adressa à la petite âme solitaire de son mari qui se serrait contre le corps
immobile, ainsi qu’ une orpheline.
- Pourquoi tu ne me parles plus,
pourquoi tu ne peux pas me regarder et soigner les durillons durs de mes
mains ? Pour quel voyage tu te prépares ? Où t’attendrai-je, ô mon
mari ? – pleurait Palagna, et sa grosse voix s’interrompait sur des notes
plaintives.
- Elle pleure très bien, -
s’accordaient les vieilles voisines, en entendant le soupir qui se perdait dans
la voix des gens.
- On travaillait ensemble comme
les bergers là-haut sur les prairies…
Une fois on faisait paître les brebis, et un coup de vent nous frappa – comme
en hiver… Et le tourbillon nous tournait autour, et on ne voyait plus la
lumière du jour, et le décédé… - racontait un paysan à ses voisins. Et les
lèvres des voisins bougeaient pour évoquer leurs souvenirs – parce qu’il
fallait consoler l’âme triste séparée de son corps.
- Tu es parti et tu m’as quitté…
Avec qui vais-je maintenant faire le ménage, qui s’occupera du bétail ? –
demandait Palagna à l’âme du mari.
Les nouveaux invités rentraient
dans la maison par la porte ouverte. Les genoux se pliaient devant le corps,
les monnaies de cuivre tintaient sur la poitrine d’Ivan, et les gens se
poussaient sur les bancs pour laisser de la place pour les nouveaux venus.
Les grosses bougies fondaient
lentement en coulant la cire comme des larmes, la flamme blanche léchait l’air
lourd : et la fumée bleue, mêlée à
l’odeur importune de la cire, surplombait avec les vapeurs des corps le
bruit sourd de la maison.
La maison était bondée. Les
visages des uns s’inclinaient vers les visages des autres, le souffle chaud se
mélangeait avec l’autre souffle, les fronts en transpiration reflétaient la
lueur de la lumière mortelle qui enflamma les couleurs brillantes sur les jupes
et les ceintures. Et la maison continuait de se remplir des nouveaux visiteurs
qui se bousculaient à l’entrée.
Le corps bougeait. Les taches
blanches glissaient sur lui comme les lichens dans une ombre invisible.
- O, mon doux époux, tu m’as
quittée pour aller avec le mal … - se plaignait Palagna. – Je n’aurai plus
personne pour aller en ville, pour amener, pour donner ou bien pour prendre…
Et sous la fenêtre la trompette racontait
le même chagrin en redoublant de tristesse.
Et la pauvre âme –
n’avait-elle pas déjà assez de
chagrin ?
Sans doute cette idée se cachait
sous le poids de la tristesse générale, car l’agitation commençait à faire
bouger les gens dans l’entrée. Les hommes frappaient timidement des pieds, ils
se donnaient les coudes, de temps en temps le banc faisait du bruit, les voix
se déchiraient et se mélangeaient dans le brouhaha lourd de la foule. Et soudain l’éclat de rire d’une femme coupa
la couverture lourde de la tristesse, et les voix réservées explosèrent comme
une flamme sous le chapeau de la fumée noire.
- Eh, toi - Grand Nez !
Achète mon lièvre ! – parlait d’une voix basse quelqu’un de jeune, et un
rire étranglé lui répondait :
- Ha- ha ! Mon cher Grand
Nez !
- Je ne le veux pas.
Le divertissement commençait.
Ceux qui étaient du côté de la
porte tournèrent le dos au corps pour se
joindre au jeu. Un grand sourire changea leurs visages qui étaient rassemblés
dans la tristesse quelques instants auparavant. Et le lièvre né du jeu des gens
passait plus loin, il prenait un cercle plus grand et il se rapprochait du
mort.
- Ha ha ! Bossu !.. Ha
ha, borgne!..
La lumière vibrait et fumait de
rire.
Un par un les invités se levaient
des bancs et se déplaçaient dans les coins où on s’amusait et où on était
serré.
Les taches du visage du mort
devenaient encore plus grandes, comme si les pensées cachées se vivifiaient
en modifiant son expression. Il semblait
que dans un coin de sa bouche gémissait une réflexion amère : qu’est-ce
que notre vie ? C’est à peine comme
un éclat dans le ciel, comme les fleurs d’un cerisier…
A côté de la porte d’entrée on
s’embrassait déjà.
- Contre qui tu te colles ?
- Contre Annytchka la brune…
Il semblait qu’Annytchka ne le
voulût pas et qu’elle s’obstinait, mais quelques dizaines des bras la
poussaient hors de la prison étroite, et les bouches chaudes rajoutaient :
- Va, petite, va !
Et Annytchka embrassait le cou de
celui qui se collait contre elle en lui donnant un baiser savoureux accompagné
des cris de joie de tout le monde.
On oublia le corps. Seules trois
vieilles femmes restèrent à ses côtés et regardèrent avec les yeux vitreux une
mouche passer sur le visage jaune et immobile.
Les jeunes femmes se joindraient
au jeu. Avec leurs yeux où la lumière mortelle brillait encore et reflétait
l’image du décédé, elles allaient embrasser indifféremment les maris, et les
maris à leur tour embrassaient les femmes des autres.
Les baisers sonores sonnaient
dans la maison et se mêlaient aux
lamentations de la triste trompette qui racontait aux montagnes la mort sur la
colline solitaire.
Palagna ne pleurait plus. Il
était tard et elle devait accueillir tous ses invités.
La joie se mit à flamber. On
étouffa dans la maison, les gens transpirèrent dans leurs vêtements, ils
respirèrent les souffles de la fumée, l’odeur de la cire chaude et du cadavre
qui pourrissait déjà. Ils parlaient tous à voix haute, comme s’ils avaient
oublié pourquoi ils étaient là, ils racontaient leurs aventures et riaient. Ils
agitaient les bras, se tapaient dans le dos l’un de l’autre et ils jetaient des
regards sur les femmes.
Ceux qui n’avaient pas de place
dans la maison avaient mis le feu dans la cour où ils célébraient leurs jeux. A
l’entrée on avait éteint la lumière et les filles piaillaient comme des
sauvages, les garçons se tordaient de rire. L’amusement secouait les murs de la
maison et frappait le lit tranquille du mort avec des vagues de cris.
La flamme jaune des bougies
s’éteignait dans l’air lourd.
Même les vieillards participaient aux jeux. Le rire tout gai
secouait leurs cheveux gris, tirait leurs rides et ouvrait les restes des dents
pourries. Ils aidaient les jeunes à attraper les femmes en posant des mains qui
déjà tremblaient. Les colliers sonnaient
sur les poitrines des jeunes femmes, leurs cris cassaient les oreilles, les
bancs enlevés de leurs places bruissaient et frappaient la table sur laquelle
reposait le mort.
- Ha ha ! – le cri passait du coin jusqu’à
l’entrée, et les rangs des gens se pliaient en deux de rire en se serrant les
ventres.
Parmi le bruit des cris et de
rires, un « moulin » criait on ne savait d’où.
- Que puis-je moudre ? – demandait le meunier
provocant.
- Nous avons du maïs, - criaient
les filles en se frayant le chemin vers lui, et les juifs se disputaient entre
eux en se collant les barbes d’étoupe.
Une serviette mouillée et bien
tordue frappait tout le monde à droite et à gauche. On se sauvait dans le
vacarme en renversant les autres, en secouant la poussière. Le sol de la maison
tremblait du piétinement des jeunes jambes, et le corps sursautait sur le banc
en secouant son visage jaune sur lequel se voyait encore le sourire mystérieux
de la mort.
Et les monnaies de cuivre données
par les bonnes âmes pour son transport sonnaient doucement sur la poitrine.
Sous les fenêtres les trompettes
sanglotaient avec tristesse.
Octobre, 1911.
Tchernigiv
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